Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/105

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Car, étant de tempérament combatif, il avait horreur des conservateurs de l’Assemblée Nationale, dont il multipliait cependant les binettes à favoris et à crânes lisses, à perruques, ou à chevelures bien peignées, dans ses célèbres ateliers. Il possédait des passions politiques très vives et il affichait un anticléricalisme démodé, au sujet duquel on le plaisantait ferme. Son type de prédilection était Clemenceau. Vers la fin de sa vie, alors qu’il vivait en ermite dans le quartier des Champs-Élysées auprès de sa femme impotente, soignée par lui avec un admirable dévouement, il m’adressait de petits billets : « On me dit que tu es devenu méchant. Moi je ne lis pas tes articles, parce que tu dis du mal de Clemenceau, qui est bon. » Il eût été bien vain d’essayer de lui expliquer que le Clemenceau de la politique n’était pas du tout le même que son charitable et sarcastique visiteur. Puis comment lui faire grief de sa fidélité à ses convictions et à ses amitiés ?

Très respectueux de la jeunesse, Nadar ne commença à me parler des « petites dames », comme il disait, que lorsque je fus un carabin. Pendant nos courses à travers les taillis des Uzelles ou devant le vermouth gommé de l’Ermitage, il m’expliquait : 1° que c’était la chose la plus importante de l’existence, que le reste était fumée ; 2° qu’un homme marié, comme lui, à une femme angélique et dévouée, est le dernier des misérables de la tromper avec des coquines : « Ton papa t’expliquera ça encore mieux que moi, mon Dauduchon. Rappelle-toi, quand tu auras mon âge, qu’il ne faut pas imiter le bonhomme Nadar. » Cinq minutes après, il tirait de sa poche un paquet de lettres, les dépliait avec des mains tremblantes : « Voilà ce qu’elle m’écrit… des pages et des pages… Elle n’a que 25 ans… Hein, quel vieux fou !… »

— Mais non tu n’es pas fou, — il voulait à tout prix être tutoyé par moi, malgré la différence d’âge, — seulement tu n’as pas l’esprit scientifique. » Je confondais alors l’esprit scientifique et la sagesse, et il me semblait que la lecture de Claude Bernard mettait à l’abri de toutes les sottises. Lui riait de bon cœur : « J’ai connu un tel, — ici un nom de savant connu — quelle merveille !… Si tu crois qu’il ne faisait pas ses fredaines. Les médecins, les sculpteurs, les photographes et les doucheurs, il n’y a pas plus débauché. N’empêche que tu as raison,