Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/409

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garçon, et d’une extrême politesse. Il parlait avec volubilité, comme un marchand en plein vent, intercalant dans chacune de ses phrases ces deux humbles formules : « J’vous r’mercie bien, j’vous d’mande pardon ». Parti de bas, sans aucune culture, avec un sens aiguisé du reportage et de l’information, il respectait les lettres et les écrivains. Je me le rappelle, enquêtant pour l’Écho de Paris ou le Gil Blas, avec un paletot à pèlerine qui lui donnait l’air d’un moujik de roman russe. Mon père l’accueillait avec sympathie et disait de lui : « Ce n’est pas du tout une mauvaise tripe d’homme ».

Vers le temps du Panama, au cours d’une villégiature au bord de la mer, Xau, qui végétait dans un journalisme sans envergure, rencontra l’entrepreneur Eugène Letellier, père de Henri Letellier alors tout jeune, mais déjà précédé du nez extraordinaire qui a fait sa réputation. Eugène Letellier, aussi entreprenant qu’entrepreneur, était à l’époque un solide personnage, soigné dans sa tenue, peigné, coiffé, barbifié, calamistré de main de maître, logé dans de confortables complets, doué d’une voix de basse, caverneuse et comique et qui jouait, dans les affaires, le genre américain, peu regardant, péremptoire et pressé. On venait de voir passer à l’horizon la silhouette menaçante du gendarme, menottant corrompus et corrupteurs. Xau l’entortilla, lui montra les immenses avantages qu’il pourrait trouver au point de vue de ses affaires de travaux publics, de forts de la Meuse et autres, aussi de sa sécurité personnelle, dans la possession d’un grand journal à Paris. Il lui fit miroiter les avantages mondains et sociaux, sans compter les places de théâtre, les petites actrices, etc. Bref le papa Letellier se laissa faire, opéra la mise de fonds nécessaire, plaça à l’administration du futur organe son frère Léon Letellier, excellent garçon, celui-là, le plus distingué, le mieux élevé de la famille, mais dans la dépendance étroite de son aîné. Il n’y avait plus qu’à recruter des collaborateurs littéraires, ce qui n’était pas difficile. Le bruit courait déjà, soigneusement entretenu par Xau, qu’un flot de millions allait couler rue de Richelieu.

Le sergent recruteur fut Catulle Mendès. Douze ans auparavant, il avait équipé de la même manière le Gil Blas, où crépitait Armand Silvestre, où lui-même faisait dialoguer Jo et Lo. Très roublard, sous ses dehors romantiques, cet hébreu de