Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/412

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cide et sournois s’est attaqué à Fernand Xau. Il ne l’a pas matériellement trucidé, à la façon d’un kriss malais, mais il l’a tourmenté et il a hâté sa mort. Auparavant, il avait foncé, cartilage en avant, sur Marin, qui dut lui aussi céder la place, abandonner la maison au succès de laquelle il avait contribué. Par la suite, Hanotaux et Heredia, l’un portant l’autre, et traînant de Régnier, crurent qu’en flattant ce redoutable appendice, en le comblant de sucreries, en le couvrant de baisers, ils l’amadoueraient et le mèneraient en laisse. Erreur grave ! Le nez leur échappa, se retourna contre eux et leur fit, en les chassant, de cruelles meurtrissures.

Mais il faut que je vous conte l’étonnante et navrante histoire du roman feuilleton d’Émile Bergerat.

Gendre de Théophile Gautier, du « parfait magicien ès lettres françaises », Émile Bergerat a cent qualités littéraires et un terrible défaut : une fantaisie qui s’emberlificote, s’embrouille, tourne sur elle-même, devient rapidement incompréhensible. Ses drames, ses comédies, ses contes, ses récits commencent bien et finissent mal. Il est tour à tour épique et vaseux. Mendès avait persuadé à Xau que Bergerat était in-dis-pen-sa-ble à un journal hautement littéraire. Xau l’avait répété au père Letellier, qui avait répondu, de son creux inimitable : « C’est bon, c’est bon, il faut commander à ce M. Bergerat un roman, au meilleur compte possible. » Les choses se passaient ainsi : le rédacteur postulant, appelé dans le cabinet de Xau, faisait son prix, mettons six mille francs : « Mais comment donc, mon cher ami, mais comment donc, j’vous remercie bien, j’vous d’mande pardon, » déclarait Xau. Là-dessus il passait dans le cabinet du patron, généralement flanqué du nez filial. Retour de Xau : « Mon cher ami, mon cher ami, je suis fort embarrassé. On ne vous accorde que cinq mille francs. » Si l’auteur acceptait sans regimber cette diminution, le pauvre Xau ajoutait aussitôt : « J’vous remercie bien… Je vais tout de suite faire signer votre traité par ces messieurs. » Nouveau conciliabule. Au bout d’un quart d’heure : « J’vous demande pardon, je suis navré, mon cher ami, ces messieurs ont réfléchi. Ils ne vous accordent plus que quatre mille francs. Mais, cette fois, le traité est signé. »

Par la suite, le père Letellier et Nez Letellier ayant subi