Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/122

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toutes faites. Au résumé, une haute figure et dont la dimension vraie grandira encore. À une des dernières expositions de Carrière, je crois que c’était aux Beaux-Arts, où une trentaine de toiles étaient rassemblées, on avait l’impression absolue, foudroyante du génie. C’était le triomphe non seulement du mort, mais encore du vivant, de l’annonciateur, de Geffroy.

Quand on allait chez Carrière, dans son atelier, il vous montrait des paysages abrégés, essentiels, merveilleux… « Ça est assez comique… spa ?… c’était bien comme ça quand je l’ai vu… Il y a des drôles de nuances au printemps, spa ? Mais les types ne regardent que l’automne. » Il vivait simplement, au milieu des siens, ses modèles, et il est mort sans une plainte, après une longue et douloureuse agonie, en héros.

Pendant qu’il faisait le portrait de mon père et de ma petite sœur Edmée, celle-ci lui demandait : « Tu mets du bleu, du jaune, du rouge de ta palette. Comment que ça fait toujours du gris ?… » Cette remarque ingénue l’avait fait rire de bon cœur : « Les gosses, spa, neuspa, trouvent des choses que les types ne trouvent pas. » Ce peintre souverain est un de ceux sur lesquels on a dit et écrit le plus de sottises. Le jour est venu où il va faire, après Monet, Sisley, Cézanne, Van Gogh, Renoir et tant d’autres la fortune des juifs marchands de tableaux. Mes renseignements particuliers me permettent d’affirmer que ses œuvres sont tout près d’être admises à la cote de la Bourse à l’huile, très florissante, comme chacun sait.

Nous rencontrerons, chemin faisant, notamment au « grenier » de Goncourt, bien d’autres habitués ou passants de chez Alphonse Daudet, mais j’ai hâte d’arriver à la bourrasque de la France Juive. En effet, l’ouragan sorti de ce volume, de ces deux gros volumes, a d’abord soufflé chez les hommes de lettres, puis dans le public assis des lecteurs, puis dans les divers milieux sociaux, les soulevant, les étreignant, les forçant à réfléchir ; il a rencontré le boulangisme, qu’il a traversé sans presque s’y mêler ; il a rencontré l’affaire Dreyfus, par laquelle les juifs ont su prendre leur revanche des révélations foudroyantes de Drumont. Il est ressorti de l’autre côté, animant cette fois une jeunesse énergique et décidée. Nul ne peut prévoir où il s’arrêtera.