Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/124

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me faisait quelquefois le grand honneur et le plaisir de m’inviter à déjeuner. Il était le plus exquis, le plus ouvert, le plus « camarade » — quant aux jeunes gens — des hommes de sa génération. Grand éveilleur d’idées, il interrogeait et poussait son jeune convive, riait de ses naïvetés, rectifiait, sans avoir l’air d’y toucher, quelques-uns de ses jugements et poncifs sur les choses et sur les gens. Il n’aimait certes ni Lockroy, ni son milieu, bien qu’il respectât fort Victor Hugo, mais après m’avoir déclaré affectueusement que je me rendrais compte des choses par moi-même plus tard, il évitait de me parler de celui qu’il appelait obstinément Simon « dit » Lockroy. Ce « dit » me rendait malade. Les gens n’avaient-ils le droit de prendre un pseudonyme ou d’adopter un surnom ? Et la liberté, qu’en faisait-on, saperlipopette ?

— Oui, mon ami, la liberté… c’est une affaire entendue. Nous connaissons cela depuis la Grande Révolution.

J’insiste là-dessus, parce que c’est l’exacte vérité : Drumont n’a jamais heurté quiconque dans ses convictions. Il a toujours été, dans le privé, la tolérance même et l’on se ferait de lui une idée bien fausse en se le représentant comme un dragon qui jette du feu par les naseaux. Il n’est pas, il n’a jamais été un pamphlétaire. C’est un historien à la façon de Balzac, ou, si bizarre que puisse sembler ce rapprochement, de Renan. Il ne dialogue pas avec lui-même comme Renan, mais l’ironie immense, amère, géniale, qui court dans ses veines et dans le sang de sa plume, est la branche mâle de l’ironie femelle qui a fait la réputation de Renan. Drumont n’a fait que continuer, dans les temps modernes et contemporains, l’Histoire du peuple d’Israël.

Courtois avec cela, et d’une retenue dans les propos presque pudibonde, quand les enfants étaient là, tel apparaissait il y a trente ans et apparaît encore aujourd’hui ce géant chargé de tant de rancunes et d’âpres haines.

Les jours passaient, Alphonse Daudet qui lisait avec soin plusieurs feuilles quotidiennes, constatait avec dépit que nulle part il n’était question de la France juive, quand un matin il me tendit le Figaro : « Ça y est, Magnard a mangé le morceau. Maintenant le livre est lancé… Ah ! je suis joliment content ! »

En effet, le subtil directeur du journal le plus lu de Paris