Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/137

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Quelle différence avec le bon, poli et délicat Porel ! Ah ! voilà le directeur modèle, dans ses rapports avec ses comédiens ! J’ai assisté à tous ses triomphes odéoniens, alors qu’il attirait sur la rive gauche autant d’équipages qu’on en voyait, aux jours d’abonnement, autour de l’Opéra. Je lui ai vu mettre à la scène l’Arlésienne, Numa Roumestan, Germinie Lacerteux. Il ne rudoyait personne. Il expliquait nettement, gentiment, onctueusement, ce qu’il désirait, l’effet qu’il souhaitait d’obtenir : « Voyons, voyons, mon enfant, vous vous trémoussez comme si vous étiez assise sur des fourmis. N’oubliez pas, je vous en prie, que vous êtes une grande dame en visite… Mon petit, eh ! là-bas, débarrassez-vous de votre chapeau. Ne le promenez pas comme un compotier. Vous n’êtes pas un extra, ni un prestidigitateur. Vous êtes un amoureux qui vient faire sa cour. Tâchez que ça chante… » Tâchez que ça chante… Le noble conseil et à combien de mauvais poètes ne serait-il pas applicable ! Dans la main souple de Porel, les choses et les gens se modelaient selon la conception de l’auteur. Son amour de la scène réchauffait tout autour de lui. Dans le fiacre, en revenant, mon père soupirait : « Quel dommage que ce ne soit pas lui qui me joue ce rôle ! Ce qu’il en tirerait ! » Il y a dans Porel mieux qu’un metteur en scène : un romancier, qui reconstitue par de petits traits de rien du tout, par un accessoire bien placé, la vérité psychologique d’un caractère ou d’une situation.

La joie de Numa Roumestan, ce furent ainsi le creux éloquent et familier de Paul Mounet et la silhouette exquise de Mlle  Cerny en petit pâtissier. Tous les spectateurs avaient pour elle les yeux de Numa. Le grand succès de l’Arlésienne, reprise et montée par Porel avec un goût parfait, alla plus particulièrement à la brune et ardente Mme  Tessandier, qui jouait Rose-Mamaï pathétiquement, à la maman Crosnier, inoubliable dans la Renaude, et encore à Paul Mounet, le berger idéal, invoquant « le grand berger qui est là-haut » comme nul ne l’a fait depuis lors. La pièce faisait des salles combles, sans aucune intervention de ces billets à prix réduit qui permettent actuellement de conduire cahin-caha de notoires fours jusqu’à la centième et faussent ainsi la perspective de la réussite et de l’échec. Le bureau de location refusait du monde tous les soirs et cette vogue fantastique ne s’est jamais démentie. Quant à moi, je n’assiste