Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/166

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C’est là une forme très typique de la sottise de Hugo. De même qu’il démolissait de beaux meubles anciens, dénichés habilement par lui chez les bric-à-brac, pour en composer des meubles extravagants, de même il détournait les objets, les symboles, les formules de leur destination traditionnelle et les adaptait à sa situation, à son cas, à sa personne, avec une tranquille impudeur. À Hauteville-House, au lendemain de sa mort, sa vision du monde était ainsi très apparente : un Dieu vague, planant dans l’espace. Au-dessous, la terre, mue par quelques hommes de génie, bons en tant qu’écrivains, ou méchants en tant que conquérants. Au centre des premiers, les dépassant tous, lui, Hugo. Au-dessous encore, les peuples, masse auguste et sage, mais martyrisée par les rois, les empereurs et les prêtres. Le jeu consistait pour Hugo, représentant des génies et délégué de Dieu, à briser les entraves des peuples. Il s’en acquittait verbalement chaque jour, de cinq heures du matin à midi, sans débrider.

Au rez-de-chaussée encore, une salle de billard ; un salon dit des « tapisseries », orné de tableaux de famille par Louis Boulanger — notamment une Mme Hugo au grand front, aux yeux placides ; une petite pièce renfermant une peinture de diableries flamandes, dans le genre de Breughel le Vieux, qui nous frappait vivement, Georges et moi, alors jeunes gens.

Au premier étage, deux luxueux salons : l’un rouge, orné d’admirables broderies de jais, représentant des fables, et d’un baldaquin en lampas frangé d’or, soutenu par six esclaves grandeur nature, qui de l’autre main supportent des torchères. Le second salon, bleu, d’un style plus simple, prolongé par une terrasse donnant sur la mer.

Au deuxième étage : la galerie de chêne, toute en bois sculpté et travaillé, attenant à une « chambre de Garibaldi » où Garibaldi n’a jamais couché, et pour cause.

Au troisième étage, le look out vitré ; trois pièces exiguës, étouffantes en été, glaciales en hiver, ornées de panneaux peints représentant la légende du beau Pécopin, où Hugo couchait et travaillait sur un matelas au ras du sol. Car il vivait dans une inspiration perpétuelle, assailli par tous les démons du rythme, de la métaphore, de la syntaxe, se délivrant d’eux sur des bouts de papier de toutes formes et de toutes couleurs,