Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

normand, où flottaient des archaïsmes français. Souvent Lockroy nous accompagnait, tout blanc déjà, une provision d’une douzaine de petits cigares dans ses poches, mais gai comme pinson, débarrassé du poids formidable que devait être la présence de Hugo en chair et en os, et curieux de toutes choses.

Depuis, j’ai parcouru ces mêmes chemins encaissés, visité ces mêmes sites, respiré ce même air du large en compagnie de gens très divers, depuis Armand Gouzien, le musicien aux airs innombrables, qui mourut là, et Marcel Schwob, jusqu’à Forain et à Caran d’Ache. Cependant Guernesey et Hauteville-House sont demeurés pour moi tels qu’ils m’apparurent la première fois, agrandis, sublimisés par l’immense souvenir encore chaud, avant les limbes froids de l’Histoire.

J’ai parlé de Mme Julie Chenay, sœur de Mme Victor Hugo, femme du graveur Paul Chenay et qui, elle aussi, avait été le « témoin de la vie » du poète. Elle lui avait même servi, pendant des années et des années de secrétaire. Imaginez une vieille petite personne, de traits réguliers, proprette, timide et agile, coiffée plat, parlant d’une voix menue et précipitée. Elle appelait le grand homme « mon cher beau-frère, » et elle ne prononçait pas son nom, cinq ans après sa mort, sans une sorte de crainte. Très croyante, inoffensive et modeste, elle avait entendu, subi, pendant un grand quart de siècle, toutes les railleries et tous les blasphèmes de l’anticléricalisme romantique, sans en avoir été le moins du monde troublée, sinon affectée. En parlant avec elle, je m’aperçus qu’elle considérait ces extravagances comme une sorte de rançon du génie, et elle n’en gardait point rancune au vitupérateur. C’était une de ces discrètes personnes qui ont tant et tant vu de choses de leur logette que tout leur paraît possible et excusable. Elle n’avait jamais un mot de reproche ni d’amertume pour son mari, qui l’avait délaissée, ni pour qui que ce fût au monde. Si Hugo, au lieu de manier ses foudres de carton doré et ses éclairs en papier de chocolat, s’était penché sur cette bête à bon Dieu, il aurait pu prendre d’elle une profitable leçon d’humilité et de charité. Je ne songe pas sans attendrissement à cette petite vérité et simplicité en robe de laine noire, nichée dans un coin de l’énorme et illustre mensonge.

Ce qui m’est apparu ou revenu des deux fils de Hugo me les