Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/196

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blanche, mais amie de l’art dramatique, qui faisait représenter en son hôtel l’Arlésienne, où elle tenait, avec une bonne volonté touchante, le rôle de Rose Mamaï. Le beau Pailleron n’écoutait pas un mot du spectacle. Il se campait de profil, de trois quarts, prenait une mise sévère et glacée et plombait les décolletages de ses voisines, qui baissaient les paupières modestement. À un moment, se penchant, il me dit : « Mon modèle est ici… »

Je répondis : « Ah ! », car cela m’était, parbleu, bien égal.

Il ajouta : « Oui, mon modèle de la Souris. » Puis après un silence : « Ma pièce qu’on joue en ce moment à la Comédie-Française… »

— Alors votre modèle est ici ?

— Elle est ici, oui. Je vous la montrerai.

Ce fut notre dialogue le plus cordial. Je désirerais beaucoup ne pas retrouver Pailleron en Purgatoire.

Je demandais à mon père : « Comment supportes-tu cette barbe ? » Car Pailleron donnait des « dîners d’hommes » et je ne me représente jamais sans horreur ce genre de volupté secrète, également chère à Dumas fils et à quelques autres. Ô le repas des « vilains bonshommes ! » Ô le banquet des « Sphénopogones ! » Ô le plaisir d’être assis entre Hanotaux et Pozzi, ou Clairin dit Jojotte ! Alphonse Daudet me répondait en riant : « Le fait est que ce n’est pas toujours très drôle. Mais n’oublie pas que je prépare l’Immortel. » Or Pailleron traitait ses collègues de l’Institut avec une grande parcimonie gastronomique, car il était prodigieusement avare, ce dont se plaignaient ses invités : « C’est dommage, déclarait Francis Magnard, qu’on ne puisse pas manger la vaisselle. Elle est fort belle et très appétissante. »

Le professeur Brouardel, avant et pendant son décanat, fréquentait assidûment chez Charcot. De science faible, mais de grande habileté et même de sournoise ruse, il faisait le pont entre les politiciens et les savants. Ses fonctions de médecin légiste et de pontife de l’hygiène le rendaient redoutable et précieux à tous ceux qui avaient un cadavre sous leurs meubles, c’est-à-dire à presque tout le haut personnel républicain. Blanchisseur du régime, il effaçait si bien les taches de sang, de pus et de boue qu’elles ne reparaissaient que de longues années