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LE PROFESSEUR POTAIN

que l’on se fichât de lui. Il se reposait en donnant et répondait aux observations de ses élèves par un « ah bah ! »… cette fois ironique.

Comme Charcot, il aimait la bonne littérature et la bonne musique, en particulier Beethoven. Fréquemment il citait les classiques, Racine, Pascal, Saint-Simon et aussi le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, dont la phrase harmonieuse l’enchantait. Son cours à l’hôpital était très suivi, bien qu’il parlât trop bas, avec des sursauts de la voix qui étonnaient ses auditeurs. On ne pouvait apprendre qu’à son école la pathologie du cœur et des vaisseaux, les signes prémonitoires de la tuberculose et de la néphrite interstitielle. Il fallait le voir ausculter avec de longs appuis, des interruptions, des reprises, pour se rendre compte des paysages auditifs, visuels, dans lesquels il se promenait par l’imagination, des perspectives qu’il découvrait, en véritable explorateur de l’organisme. Aucun souffle, aucun frémissement, aucun bruit de galop, si léger fût-il, ne lui échappait. Son ouïe valait celle de tous les Indiens de Fenimore Cooper. Elle décomposait les sons superposés. Elle distinguait l’imperceptible durcissement d’une valvule, le retrait d’un filet de sang. Jugeant le détail, Potain appréciait l’ensemble avec une sagacité incomparable, prévoyait les complications et combinait les remèdes en conséquence. Il est un des très rares médecins qui aient su administrer la digitale et la quinine, de même que l’Anglais Sydenham fut presque le seul à savoir jouer de son opium. Les médicaments sont des arcanes, que pénètrent, après de longues années d’expérience, quelques véritables sorciers. La rédaction d’une ordonnance parfaite exige autant de génie que de bon sens.

Ce méticuleux pouvait être distrait. Il nous racontait qu’un soir de fête de famille, car il adorait la jeunesse, il s’était laissé faire, à l’aide d’un bouchon brûlé, une superbe paire de moustaches. Entre temps, on l’appelait auprès d’un client. Il montait en voiture sans se rappeler qu’il était grimé et ne comprenait rien à la stupeur du malade et de l’entourage, qui le voyaient arriver ainsi transformé. Ce souvenir provoquait son bon rire, joyeux et frais comme celui d’un enfant ou d’un saint.

Une seule fois je l’ai vu se mettre en colère. Il avait, comme garçon de salle à la Charité, un bonhomme broussailleux, barbu,