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TILLAUX À l’hOTEL-DIEU

la mort. Chez plusieurs de mes anciens camarades, et cotés, et arrivés, et célèbres, j’ai remarqué, avec cette lassitude, ce dégoût intime. Personnellement je l’avais éprouvé très vite, au bout de sept ans d’études médicales. Aussi ne me surprend-il pas chez les autres. Il faut un cœur d’apôtre ou une insensibilité totale pour traverser tant de cercles infernaux, remplis de gémissements et de plaies hideuses.

J’avais dix-neuf ans, le jour où j’entrai, comme « bénévole » ou « roupion », dans le service de chirurgie de Tillaux à l’Hôtel-Dieu. Le docteur Tillaux n’avait point l’envergure de Potain, mais c’était un cœur excellent, un praticien sûr et d’une scrupuleuse honnêteté. Ses favoris étaient encore blonds, ses cheveux grisonnants rejetés en arrière, et sa bouche demi-paysanne ne manquait certes pas de finesse. Il tutoyait volontiers ses malades et défendait justement à ses internes d’en faire autant : « Attendu, monsieur, que vous n’avez pas mon âge. » Dès huit heures du matin, il arrivait à l’hôpital dans un coupé déverni, que traînait une émouvante rossinante, et il commençait, à la mode d’autrefois, l’appel de ses élèves, sur un beau carton ad hoc, peint en couleur par la Sœur de charité de la salle des hommes, attachée elle-même au service depuis vingt-cinq ans. La pratique rudimentaire de l’antisepsie au début inondait les lits d’une douche nauséabonde d’acide phénique ; le pansement dit de Lister faisait florès, bien que Lister ne l’appliquât déjà plus.

Mon premier malade fut un cancéreux d’une maigreur effroyable qui « faisait » — comme on disait — des troubles cérébraux et accusait les infirmiers de jeter « des poils » dans ses aliments. Comme je le chapitrais, il se mit en fureur, ameuta ses voisins, prétendit que j’avais craché dans sa soupe. Il fallut une bonne demi-heure pour le calmer. Du côté des femmes, m’échut une vieille gâteuse, affligée d’une fistule compliquée, qui faisait communiquer entre elles toutes les pièces basses de son organisme, par où je devais introduire des filières de mèches au sublimé. Au premier essai, je crus vomir. L’odeur de corruption était épouvantable. On m’avait affirmé : « Vous vous aguerrirez… » Mais pas du tout. C’est là un cliché fort inexact. Je ne me suis jamais aguerri. Il m’arrive encore maintenant de rêver de ce lit, de ces drains, de cette fétidité, qui me donnaient