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LE SERVICE DE LUYS

crète charité, nullement desséchée par sa longue pratique. Il demeurera, en dépit de sa modestie, une des très, très belles figures de la science française. J’ai souvent regretté de n’avoir pas été son élève.

On ne parle plus guère des travaux du Dr Luys, qui avait le tort de s’occuper d’hystérie et d’hypnotisme en même temps que le grand Charcot. Il hébergeait à la Charité toutes les simulatrices nerveuses de Paris, des femmes rouées, débauchées jusqu’à l’os et quelquefois jolies, habituées des services hospitaliers, rompues aux comédies de la fausse attaque, du songe éveillé, de la suggestion. Il fallait voir le confiant Luys, pareil à un gros et beau perroquet blanc, décrivant sur des tableaux en couleur le « puits somnambulique » extraordinaire de Sarah, de Suzanne et de Lucie, les phases de leurs hallucinations coutumières, cependant que Sarah, Suzanne et Lucie, sagement assises sur des chaises, se trémoussaient et se pinçaient pour ne pas se tordre de rire. Les élèves soufflaient à ces jeunes personnes des expériences abracadabrantes : purgations et vomissements obtenus à l’aide de flacons bouchés, dont elles étaient censées ignorer le contenu ; lecture d’un texte les yeux bandés ; description, à distance, d’un objet censé inconnu. On réglait jusqu’aux insignifiantes erreurs, qui donnaient ensuite plus de prix à la réussite. Une de ces filles nous disait : « J’sais plus quand c’est blague, j’sais plus quand c’est vrai, tellement que vous me faites pivoter. » Au milieu de ces farces énormes, et souvent visibles à l’œil nu, le papa Luys demeurait imperturbable. Elles confirmaient ses thèses favorites, c’était l’important. Afin de s’attacher ses sujets, il leur passait toutes leurs fantaisies, les laissait transformer leurs lits d’hôpital en boudoirs surchargés de faveurs, de guirlandes, de fanfreluches, de peinturlurages, leur achetait du parfum, du linge fin, des gourmandises. Je laisse à penser la vie que menaient ces petites Parigottes quand le patron n’était pas là. Elles combinaient leurs représentations huit jours à l’avance, nous demandaient conseil, se disputaient les premiers rôles, les meilleurs trucs, criaient, se griffaient, se giflaient à tour de bras. On eût dit une cage de chattes ivres de valériane.

Quelquefois l’une d’elles cafardait, allait tout raconter au bon Luys : « M’sieur, faut que j’vous dise… on se fiche de vous… »