Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sujet de je ne sais quels comptes d’apothicaire, il lui avait demandé brusquement : « Que penseriez-vous, mon cher Antonin, si j’envoyais chercher les gendarmes ?… Ah, ah, brouff, brouff, oh, oh, hi, hou, brouff… si vous aviez vu sa belle tête ! » Clemenceau a toujours foisonné en férocités de ce style, mais débitées d’un ton âpre et sec, d’une voix rude qui semble mâcher des balles. Ensuite il était élégant de sa personne, très soigné sous son masque mongol aux pommettes saillantes, silhouette de tireur à l’épée et au pistolet auquel on n’en impose pas. Enfin il plaisait par un manque d’affectation, une bonne franquette, qui le mettaient tout de suite de plain-pied avec les jeunes gens. On racontait qu’il avait plus d’une bonne amie à l’Opéra — bien que marié à une insignifiante Américaine qu’il renvoya un beau jour, par lettre de cachet, au delà des mers, — qu’il péchait le saumon en compagnie d’Herbert Spencer et de plusieurs amiraux anglais, qu’il ne payait jamais ses collaborateurs. Ceux-ci non seulement ne lui en voulaient pas, mais encore avaient pour lui un véritable culte, du juif Mullem à Martel et de Durranc à Geffroy. Dès qu’ils l’apercevaient, leurs yeux brillaient de plaisir. C’était un séduisant gaillard, redouté, détesté par tout le clan opportuniste ; et quand il regardait ses charmantes filles danser le menuet, ses mains dans ses poches, avec son air blagueur, on murmurait alentour : « Quel jeune papa ! Il a l’air de leur frère aîné ! » Je rappelle que ceci se passait sept années avant l’éclatement de la bombe Panama, avant que le ciel de la République se fût assombri. Clemenceau vantait et célébrait un général intelligent, laborieux, dé-mo-cra-te, du nom de Boulanger, qu’il venait de découvrir et avec lequel « il travaillait ». Déjà il affectionnait ces termes de « travail, labeur, acharnement, à l’école », dont il a fait depuis une telle consommation.

Blagueur, il aimait à déconcerter. Chercheur, et souvent trouveur d’épigrammes, il n’épargnait rien ni personne et les gens de l’entourage de Ferry passaient, sous sa dent, de mauvais quarts d’heure. Il a toujours profondément méprisé la nature humaine, en raison même de l’échantillon que lui renvoyait son miroir. Il ne donnait pas encore, manifestement au moins, dans la manie anticléricale ; son intelligence semblait au-dessus des misères du parlementarisme. Georges Périn et Paul Ménard, ses deux intimes compagnons, déclaraient que, le jour où il pren-