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CAUSERIES DANS LA CHALEUR

livre par sa démarche, sa bouche, sa voix et son regard, ces quatre clés étant dans l’ordre d’importance. La femme, ayant dressé son regard et sa voix au mensonge, — c’est une nécessité de sa condition vis-à-vis du mâle, — ne se livre guère que dans son allure et dans son rire. Puis il y a le peuple immense des distraites et des distraits, qui sont malaisément lisibles.

L’ataxie est fréquente chez les Espagnols et les Américains du Sud appartenant aux classes aisées. Ceux-ci abondaient à Lamalou. Ils étaient extrêmement sociables, toujours proches du rire et de l’apitoiement. Nous contractions là, avec eux, de ces amitiés intenses et éphémères, qui ont le charme des illusions acceptées comme telles des deux parts. Que de visites promises à Rio de Janeiro et à Buenos-Ayres, que de belles parties projetées !

« Surtout, vous ne nous ferez visiter ni vos haciendas, ni vos hôpitaux perfectionnés. Il n’y a rien de plus intolérable qu’un hôpital perfectionné. »

Tenez ce propos à un Américain du Nord, il vous regardera avec stupeur et dégoût. Ceux du Sud ont joliment plus d’esprit. Avec eux on s’entend tout de suite à demi-mot. Ils n’insistent pas. Au lieu que l’enfant de New-York, Boston ou Chicago, surtout s’il est savant, ingénieur ou businessman, demande sur tout des explications à n’en plus finir et prétend vous développer en un quart d’heure la puissance industrielle de sa nation. C’est terrible.

Pour les promenades aux environs, on s’entassait dans deux ou trois breaks, que la bonne Mme  Mas bourrait de succulentes provisions. On partait après le bain du matin, et il était convenu en général que le bain de l’après-midi serait reporté à six heures ou même sacrifié. Ceux qui connaissent les manies inflexibles des baigneurs jugeront à ce simple trait du prestige et de l’influence d’Alphonse Daudet. Le plus fort, c’est que ces pique-niques étaient extrêmement gais, pleins de chants, de farces, de bonhomie, comme une bambochade de bons bourgeois, de gens bien portants aux environs de Paris. L’atrophique musculaire cessait pour un moment de palper ses mains amaigries, l’ataxique de tâter ses réflexes, de gémir ou de s’emporter, le demi-aphasique d’essayer son vocabulaire réduit, l’impuissant de ronger son frein. Cette troupe de tragédiens