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CAUSERIES DANS LA CHALEUR

vous pagara pas. » À partir de ce moment, la vieille devint inquiète. Elle ne remettait qu’un journal sur quatre et elle demandait au domestique de son client, puis à son client lui-même, quand aurait lieu le règlement de comptes. Si bien qu’à la fin le Russe s’informa, apprit le motif de ces interrogations et, très amusé, remit à la méfiante un billet de cent francs. Pour le coup, elle supposa que le billet était faux et elle l’apporta à mon père, lequel après l’avoir examiné gravement, prit une mine de doute sévère, en hochant la tête. La vieille ne crut à la réalité du don que quand elle tint, dans le creux de sa main ridée, cinq pièces d’or, soumises aussitôt à l’épreuve du tintement sur la pierre. On en rit dans tout Lamalou pendant deux jours.

C’était grande fête quand Alphonse Daudet après le dîner, ajustant son monocle, lisait de tout près et commentait un chapitre de Montaigne ou de Rabelais, deux auteurs qui ne le quittaient jamais. Nous avons conservé pieusement ces exemplaires, imprimés en caractères lisibles, mais assez fins, sur lesquels les eaux de Lamalou et de Néris ont laissé leurs marques gondolées, car mon père les emportait au bain, ce qui émerveillait le fidèle Téron.

« Eh ! bon Dieu, monsieur Daudet, mais vous devez les savoir par cœur, vos petits livres. Ce ne sont pourtant pas des bréviaires ! »

Les chapitres où Montaigne parle de ses maux, de sa merveilleuse colique, donnaient lieu à toutes sortes de réflexions sur l’aptitude à supporter qui varie selon les individus. Il y avait là des prêtres ataxiques, lesquels, bien entendu, n’avaient jamais usé de morphine et acceptaient chrétiennement des douleurs surhumaines, alors que les médecins, en général, dès les premières atteintes du mal, recourent aux poisons calmants. Les uns et les autres racontaient ce qu’ils éprouvaient, comment ils luttaient contre la tentation de la piqûre, comment ils s’y abandonnaient. On n’imagine pas les variétés chinoises, les exquisita supplicia du bourreau tabes, « le plus grand des anatomistes — disait mon père — et qui dessine un trajet nerveux avec une habileté de dentellière ». Mais il ne faut pas croire que les atrophiques musculaires, chez qui tout se passe à la muette, soient mieux partagés, car ils ont l’angoisse affreuse d’assister