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A. BBACHET, BROCHABD, HECQ

qu’ils puisent leurs principes dans des livres et des illusions transmises » non dans les faits. C’est lui qui, le premier, m’a enseigné le dégoût et le mépris du libéralisme, « une invention que les peuples autoritaires inculquent aux voisins dont ils veulent se débarrasser ; la plus grande cause de déchéance, car elle est au rebours des réalités ».

Son expression favorite, quand on lui parlait d’un de ces pontifes d’erreurs, tel un Emile Ollivier, ou un Jules Favre, ou un Jules Simon — ses trois bêtes noires — était celle-ci : « Je l’aurais fait fusiller comme un singe vert. » Je n’ai jamais songé sans émotion aux colères dans lesquelles le mettaient les atténuations apportées par les journaux « bien pensants » aux monstruosités et gaffes diplomatiques de la République. Car il lisait douze à quinze feuilles par jour, sans compter un nombre infini de revues françaises, anglaises et allemandes. En vue de sa « psychologie des peuples européens », il collait, sur des registres ad hoc, les faits et jugements qui lui semblaient les plus caractéristiques, les plus représentatifs. Collection prodigieusement instructive qu’il m’autorisait à feuilleter. À Lamalou, dès huit heures du matin, j’allais l’attendre à la sortie de son bain et je ne le quittais qu’à onze heures du soir. Car son enseignement unique associait, dans un mélange qui n’appartint qu’à lui, la psychologie, ou mieux la physiologie, la politique extérieure et l’histoire. Quelle misère que la démocratie, où de pareilles forces sont perdues pour un pays ! Quels services n’eût pas rendus à son Prince et à la France un pilote lucide tel qu’Auguste Brachet !

Le hasard voulut qu’un juif autrichien, dont j’ai oublié le nom, mais qui a joué un certain rôle dans la finance internationale, se trouvât à Lamalou en même temps que Brachet. Sans méfiance, ce « délicieux Hébreu » — comme disait notre ami — se lança, à l’heure du café, dans une déclaration de sympathie pour la France qui faisait loucher par son excès même. Brachet s’amusa d’abord à le pousser tant qu’il put dans cette direction fatale, puis, quand l’autre fut bien emballé, il lui demanda comment il se faisait que la presse autrichienne menait campagne dans tel sens contre nous, que le gouvernement autrichien avait pris telle mesure qui nous était hostile, que les livres scolaires autrichiens renfermaient tels et tels passages manifes-