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SERVICE MILITAIRE

Notre procédé, d’ailleurs classique, consistait à faire la bête. Partagés entre l’hôpital, les cours aux infirmiers et les malades du quartier, — blessés, fiévreux, vénériens, disaient les pancartes, — nous savions nous rendre insaisissables.

— Daudet, m’accompagnerez-vous à la marche cet après-midi ?

— Mon lieutenant, je ne demanderais pas mieux. Malheureusement, nous avons le cours du 102e de ligne, boulevard de Port-Royal.

— Vous ne pouvez pas le remettre ?

— Impossible, mon lieutenant. Ordre du colonel.

— Et demain matin ? Venez-vous à la leçon d’équitation de l’École militaire ?

— Nous allons au Val-de-Grâce, mon lieutenant.

Au bout d’un mois, tous nos supérieurs avaient renoncé même à réclamer de nous des explications. De temps en temps, le colonel Alessandri, excellent chef au visage sévère, débonnaire dans le fond, nous questionnait pour savoir où nous en étions, si nous nous mettions au pas.

— Mais sûrement, mon colonel.

— Et vous n’avez rien à me demander ?

— Rien du tout, mon colonel.

— Ça va bien, vous pouvez disposer. — Puis, nous montrant à ses officiers, il murmurait avec orgueil : « Ces jeunes gens… » Jamais il ne complétait sa phrase.

Une fois il y eut alerte. C’était en été. Depuis quelques jours je découchais, grâce à des trésors de diplomatie et à une entente préalable avec mon sergent-major. Or, le dimanche, mon père invita son vieux camarade Alessandri à venir dîner à Champrosay. Au retour, dans le train, mon colonel prononça cette phrase qui me glaça le sang : « Je vous autorise ce soir à rentrer chez vous. Je vais en passant prévenir le poste. »

J’aperçus aussitôt les conséquences de cette mesure inusitée, la réponse du sergent de garde : « Mais, mon colonel, le médecin Daudet ne couche pas à la caserne en ce moment… », le branle-bas, la découverte du pot-aux-roses. J’affirmai froidement que je préférais rentrer au quartier, n’étant pas attendu à mon domicile rue de Bellechasse.

— C’est bon. Alors je vais vous accompagner.