Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/365

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Tu voudrais bien, hein ?… Fui, fui, moi aussi, ya volontiers,

— Devine wie viel j’ai vendu mon stock de Chemins de fer du sud de l’Espagne ? C’est pour ça que le baron est si maussade. Si je porte une chaussure comme ça, c’est parce que mon doigt de pied thut weh.

Cependant, collées aux parois des salons et clabaudant entre elles, des juives âgées, à profils syriaques, décolletées jusqu’au nombril, chargées de colliers de diamants et de perles, dirigeaient de tous côtés des regards altiers entre des paupières huileuses et sans cils. Il me semblait voir là, chargées de siècles, toutes les femmes de la Bible, Sarah, Rebecca, Rachel, toutes les coupeuses de cheveux, de têtes et d’organes essentiels, qui se sont distinguées dans les douze tribus, au cours des âges, par leurs féroces exploits. Cauchemar que l’heure aggravait et que ne dissipait point l’apparition de Léon Bonnat, ou de Massenet, fidèles habitués de ces lugubres séances.

À un moment donné, vers une heure du matin en général, il se dégageait tout à coup de cette agglomération d’Hébreux des deux sexes, en sueur ou en chaleur, une odeur acre et spécialement fétide. Je l’ai analysée maintes fois. On y retrouvait le suint, l’huile rance, l’intestin malade et ce je ne sais quoi de fade et de sordide, de gluant et de pourri qui émane des quartiers maudits, à Venise, comme à Amsterdam, comme à Alger, comme au Marais. Ces millionnaires puaient la misère et la guenille d’Orient.

Quelquefois, lors des fêtes rituelles, on soupait par petites tables. Le papa Dreyfus faisait venir de Vienne des delikatessen, une charcuterie rare, des gâteaux spéciaux qu’avalaient en bavant les Tony Dreyfus, les Lazard, les Kapferer et les Aboucaya. Je me rappelle un énorme vieux Seligmann, écarlate, pareil à un perroquet de Brobdignac, qui s’empiffrait sans arrêter des tranches de viande froide et de jambon, et auquel allaient présenter leurs salamalecs des jeunes employés de banque aux nez en robinets de bain, tremblants de respect. Il fixait sur eux des yeux ronds, ouvrait la bouche comme pour parler, et y enfournait un nouveau morceau.

— Komm doch, herr Massenet will etwas spielen.

— Viens donc, M. Massenet va jouer quelque chose.