Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/377

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dont la frénésie exprime à merveille le désarroi et l’insanité de la société française à la veille de 1870. Vous me verseriez dix millions de bonne monnaie, que je ne prononcerais pas son nom, même en touchant du bois, de peur d’attirer sur ma tête l’eau, le feu, l’épidémie, les septante-deux catastrophes inscrites au livre des Prophètes. En vain je suppliais Gouzien de s’arrêter, de passer à un autre exercice. En vain je dirigeais vers tous les angles du salon, selon le rite fatidique de la conjuration, l’index et le petit doigt tendus de ma main droite, les autres doigts étant repliés. L’entêté Breton continuait de plus belle, me traitait de toqué et de grand serin.

Enfin il s’arrête, épuisé, quitte la pièce, descend l’escalier, met son paletot — car le vent de mer fait les soirées fraîches — et, sifflotant encore un air du musicien maudit, va rejoindre « Friends House, » l’ancienne maison de Mme  Drouet, située cinquante mètres plus bas. On monte se coucher. Je commence à m’endormir, quand on frappe dramatiquement à ma porte : « M. Gouzien est au plus mal. Venez vite. »

Je l’ai trouvé étouffant, étendu sur son lit, l’œil déjà vitreux, les mains froides, foudroyé par une pneumonie subite. En vain l’excellent médecin de la famille, le Dr  Carey, essayait-il de le remonter à l’aide de piqûres de caféine et d’huile camphrée. Il n’avait fallu que quelques minutes au terrible mal pour plonger dans les ténèbres ce lumineux regard, dans le silence cette voix habile à transformer tout en sonorité. Deux jours plus tard nous l’avons conduit au petit cimetière de Guernesey, au milieu de l’affliction générale, car il était bon et loyal, et au lieu d’amoindrir les choses et les gens, comme c’est le rôle ici-bas de tant de larves, il ne cessait de les magnifier, de les vanter à tout venant.

Ce cas n’est certes pas celui des trois bonshommes dont je vais m’occuper maintenant : Armand Dayot est la nullité même. À un tel point que, son nom une fois prononcé et sa silhouette une fois évoquée, il devient difficile d’exprimer le vide, le néant de ce grand diable flasque, amer et brun. Frotté de diverses connaissances, en peinture, en littérature, en histoire, il est comme une redingote qui a pris la poussière d’un mur. Ce qu’il dit, ce qu’il écrit s’évapore instantanément. Il est impossible, encore qu’il soit bavard, de l’écouter et même de l’en-