Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/382

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dramatiques de Lavedan sembleront aussi conventionnels, aussi vides que ceux d’Ohnet. L’esthétique du Prince d’Aurec ou du Marquis de Priola ira rejoindre celle de Serge Panine, et Servir rattrapera le Maître de forges, qui dépassera le lugubre Pétard. L’image que Lavedan se fait de la tradition balance celle qu’il se fait de la Révolution, et les morceaux crus qu’en rendent au trou du souffleur ses personnages, sous prétexte de dialogues alternés, lèvent le cœur. La recette de ces fabrications est connue : un jeune ingénieur, un vieux militaire, une belle demoiselle, une douairière haletante, un évêque sentencieux mais jovial, un libidineux, une grincheuse, quelques comparses, et ça y est. Je préfère la comtesse de Ségur, je dis la comtesse, non le marquis, dont l’immortalité ne m’en impose pas. Cette rosse recuite de Lavedan aura passé ses plus belles années, et aussi ses plus laides, à décalquer le Général Dourakine ou les Malheurs de Sophie sur l’Histoire du Consulat et de l’Empire.

« Est-il bon, est-il méchant ? » disait Diderot, songeant à lui. Cette question, posée quant à Forain, appelle comme réponse : « Les deux à la fois », ou : « Il dessine bien ». L’homme, son trait, sa voix, ses légendes, forment un ensemble magnifique et génial, donnent le frisson. Il est petit, concentré, pétri de feu, de douleur et de comique. À peine a-t-il distingué qu’il formule. Son œil, aussi prompt que celui du grand Léonard, court aux mobiles moraux des mouvements, aux vertus et aux tares qui actionnent les êtres. Dans les gens, dans les œuvres, dans les idées, dans les actions, il saisit l’essentiel et il s’y attache, avec une déconcertante soudaineté. Ce sont ses dons, mais il s’applique, et son labeur est plus fort que son énervement. Il grince, il déchire, il invente, il griffe, il mord ; puis il se reprend, il élimine, il simplifie et, sans apprivoiser son dragon, il lui donne la belle ligne classique.

On peut l’aimer ou le détester. Moi, je l’aime, malgré toutes les mauvaises blagues qu’il a débitées ou débitera sur mon compte et dont on ne peut lui tenir rigueur, parce qu’elles font partie de son jeu sublime et féroce. Je l’aime pour sa surabondance de vie, d’une vie qui coule depuis soixante ans, sans jamais épuiser son réservoir, en reflétant et multipliant la lumière. Je l’aime pour son rire pathétique, qui vaut la trom-