Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/403

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est juste, bienveillante, insiste sur la qualité, excuse le défaut. Sa fraîcheur d’admiration s’applique couramment à ses confrères. Il faut l’entendre vanter une belle chose de Lobre, de Zuloaga, de Forain, de Maxime Dethomas. Pour les faiseurs, les faux artistes, ceux qui s’en croient et qui croient à l’efficacité de la réclame, il se contente d’une moue triste et vague, qui s’achève en rire derrière sa moustache : « C’est un garçon qui croit qu’il est fort. Mais les autres ne croient pas comme lui. Alors, il va se faire de la vile. » Entendez : de la bile.

Aussitôt que Santiago débarque à Paris du Barcelone-express, il y a un rite. Je l’accompagne à Old England, où il se commande un complet, qu’il revêt immédiatement.

— Et que dois-je faire de votre autre vêtement, monsieur ?

— Ce que vous voudrez. Donnez-le à un pauvre homme.

Le vendeur explique, par sa mimique écœurée, qu’il n’a pas cela dans sa clientèle. Le nouveau vêtement va, ou il ne va pas. Quelquefois, les manches sont trop courtes ou le pantalon est trop étroit. Étant pressé de ma nature, je dis à Santiago : « Bah ! Garde-le comme ça. Tu t’en fiches. » À quoi il réplique : « Tu es bon, c’est que j’en aurai pour un an ensuite à avoir l’air d’un saucisson. » Il commande quelques sommaires retouches, que l’on exécute séance tenante. À l’un de ses départs, en montant dans le train et nous faisant des signes d’adieu, il perdit son chapeau, qui vola sur la voie. Ce fut toute une histoire. Les contrôleurs, le rencontrant tête nue, cheveux au vent, avec son cigare, étaient pris de méfiance et lui demandaient, dix fois pour une, son billet : « Tu n’as pas idée comme les gens à casquettes sont troublés par la vue d’un voyageur sans chapeau. Je m’en serais pas douté avant ça. »

Or, de ce promeneur sublime, de ce magistral spectateur de la comédie et de la tragédie ambiantes, de cet indifférent sensible qui transforme son émotion en œuvre d’art, est sorti récemment, au début de la grande guerre européenne, un farouche ami de la France. Nous voyant attaqués et menacés par ceux qu’il a toujours définis « des varvares », Santiago Rusiñol a mis tous ses dons au service de notre pays. Au scandale des germanophiles de Barcelone, il s’est fait propagandiste, apôtre, pamphlétaire. Il a donné à un journal illustré populaire, la Esquella de la Torralxa, des articles et des des-