Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/426

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plaindre plus que de blâmer, et offrait à ses invités, sur un plateau, une trentaine de rarissimes liqueurs. Je connais ces détails par ouï-dire, n’ayant jamais fréquenté chez cet épouvantable individu. Chaque fois que je publiais un article au Figaro, il m’accablait d’ailleurs des compliments hyperboliques habituels aux gens de sa race. Il était plongé dans un nombre sans cesse croissant d’affaires de Bourse et de chantage, car ses appointements, cependant élevés, du Figaro, ne suffisaient pas à sa dépense, ni surtout à son besoin d’épater. La biographie de Jacques Saint-Cère a alimenté cinq ou six « romeins » et autant de pièces de son ingrat petit commensal Abel Hermant. Quand des journalistes attablés n’avaient plus de sujet de conversation, ils se rabattaient sur le cas Saint-Cère. Malheureusement pour lui, il savait mal tenir sa langue et c’est, je crois, ce qui le perdit.

Accusé d’avoir voulu extorquer de l’argent au jeune Lebaudy, garçon riche, maladif, généreux et sans défense, à l’occasion de son service militaire, Rosenthal dit Saint-Cère fut mis en état d’arrestation en compagnie de quelques autres types peu recommandables, parmi lesquels un certain Cesti. Quel patapouf ! Je me trouvais au Figaro dans l’instant où la nouvelle fut connue. Calmette était navré, à cause de la maison, bien qu’il fût de longue date fixé sur Saint-Cère. Forain, son carton à dessin sur les genoux, répétait de sa voix des grands jours, avec l’accent de Paris, en insistant sur l’s : « Quel salaud… non, mais quel salaud ! » Barrès déclarait sentencieusement : « Évidemment, voilà qui va changer son train de maison ». Hermant dirigeait de tous côtés ses petits yeux de chat en jade et tordait sa petite moustache blonde, en rassemblant des petits « documeins ». Grosclaude, qui a de l’esprit comme Chamfort et Rivarol réunis, avait déjà fait, de son ton uni et paisible, une dizaine de ces mots impayables où nul ne saurait l’égaler. Capus s’écriait : « Quelles mœurs ! » L’événement au fond ne surprenait personne. Chacun riait à la pensée qu’un pareil forban était pincé sur une affaire de peu d’importance, par rapport à tant d’autres manigances de fraude, de stupre, de trahison. — «… Pour une berquinade, une bergerie, hein, mais quoi donc… ah ! là là ! » s’exclamait Forain. Fernand de Rodays me prit à part : « Mon cher Daudet, nous jetons du lest. Vous aviez hor-