Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/433

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sique de Rousseau, bien plus noble certes que ton père, comment alliais-tu la perspicacité la plus aiguë quant aux hommes, et le plus noir aveuglement quant aux idées ? Comment te retrouvais-tu toi-même, lorsque tu te cherchais âprement, ô solitaire ? C’est surtout ta fin qui me hante, ta fin errante et désespérée, où tu fus poursuivi, j’en suis sûr, par tous tes fantômes contradictoires, ta propre pitié muée en colère et ton humilité muée en orgueil.

Avec Ibsen et l’ibsénomanie, nous entrons dans une autre zone de déformations, celles de la logique et de la clarté françaises. Rosenthal-Saint-Cère avait révélé — comme on disait — Ibsen à Antoine, lequel le révéla à Lugné Poè et à la critique dramatique, notamment au huron Bauer.

Lugné Poè est un brave homme, nullement cabotin à la ville, intelligent et sympathique, qui a besoin de découvrir et d’admirer, puis d’interpréter, avec une âme de néophyte, ce qu’il admire. Il a donné dans toutes les inventions des mages du Nord, dans Bjœrnsterne Bjœrson et dans Strindberg. Mais son préféré fut toujours Ibsen. Il le jouait à la manière extatique, en lévite noire ou grise, le torse cambré en arrière et en le psalmodiant. Je me suis laissé dire que le maître lui-même, ce vieux chat-tigre de brasserie allemande, mâtiné de Schopenhauer, lui avait donné cette tradition. Or l’auteur de Peer Gynt et du Constructeur Solness est terriblement obscur et embrouillé. Sa pensée, parfois belle et lyrique, souvent originale et toujours douloureuse, se meut dans le brouillard et l’humidité, sur les confins huileux et rhumatisants d’une sensualité contenue. Son rire est un ricanement, sa mélancolie une crampe prolongée, son dialogue une série de reproches alternatifs. Ses héros, hommes et femmes, projections de la fumée de sa pipe tragique, ombres portées sur le mur de sa rancœur, de son tædium vitæ, apparaissent tous et toutes ainsi que suicidaires. Leur désir s’accompagne de consternation. Un mystérieux poison se glisse jusque dans leurs aspirations vers la santé et un épanouissement impossible. Ils habitent les caves de l’amertume et de la vaine concupiscence. On devine qu’ils n’ont jamais bu une goutte de vin, jamais contemplé un paysage clair. Aussitôt qu’ils ont une femme, une fiancée ou une bonne amie, ils ne songent qu’à l’interroger, qu’à la scruter, qu’à l’effrayer, qu’à la tourmenter,