Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/438

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un certain nombre de néo-bouddhistes, je veux dire de tolstoïsants et d’ibséniens, il les a détournés, pour quelques années, de la non-résistance et de leur nombril.

Une très charmante jeune femme, morte depuis, et dont le mari, littérateur médiocre, était insupportable, s’était entichée de Frédéric Nietzsche. Elle le vantait à tout venant. À son jour elle laissait en évidence, sur sa table à ouvrage, une pile composée du Voyageur et son ombre, de la Volonté de puissance et de Zarathoustra, le tout en langue allemande, bien entendu. Les wagneromanes étaient assez déconcertés. Fallait-il brûler Parsifal en l’honneur de Zarathoustra, ennemi déclaré de Parsifal, ou rejeter Zarathoustra, ou creuser une petite chapelle pour Zarathoustra dans la Mecque de Parsifal ? Ces graves problèmes absorbaient l’attention d’une multitude de personnes cultivées des deux sexes. Les irréconciliables, les irréductibles, les antigermanistes comme Mme Adam, — forteresse de l’idée française pendant tout le temps de l’Entre-deux-guerres, — étaient considérés ainsi que des énergumènes, que des hallucinés. Ne pouvant les combattre directement, on essayait de les tourner par la raillerie et le sarcasme. Inutile d’ajouter que les juifs étaient les premiers à encenser inconsidérément Nietzsche, comme ils avaient été les premiers propagateurs de Wagner en France. L’étude la plus sympathique sur Frédéric Nietzsche est de M. Daniel Halévy. Elle est d’ailleurs fort intéressante.

Ce qui frappe davantage, quand on se retourne vers cette période troublée des flottements de l’esprit français avant la grande guerre, c’est le manque d’un point de départ et d’une direction. Les tenants de la tradition, se plaçant au seul point de vue de la conservation passive et de l’inertie, qui est fastidieux pour les jeunes esprits, défendaient la thèse nationale avec de mauvais arguments. Que de fois j’ai souffert, en écoutant Déroulède, des raisons creuses qu’il opposait aux emballements des maniaques de l’étranger, alors que de bonnes et convaincantes raisons étaient à portée de sa main ! C’est que ce patriote disert et tenace sacrifiait tout à une formule éloquente et n’allait à la racine de rien. Il arrivait ainsi qu’il mît en contradiction des lettrés et des moralistes, qui au fond étaient de son avis. La fréquentation des foules, qu’il aimait, l’avait habitué à se contenter d’un grosso modo qui l’empêchait d’agir