Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/470

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— Hier cependant Arton vint et m’affirma qu’il sortirait indemne de l’impasse. »

Car Naquet, quand il craint, usurpe l’accent méridional, je ne sais en vertu de quel réflexe des ghettos de Carpentras.

— Arton va être arrêté d’une minute à l’autre, déclarait Lockroy en mâchonnant ses londrecitos.

— Diable ! je suis persuadé néanmoins qu’il est innocent.

Lockroy levait au ciel les tremblotantes allumettes de ses bras. Naquet sortait en gémissant. Le hideux Titard repartait en courses. Quelques années plus tard, il mourut d’un bout de parapluie, qu’une fille insultée par lui, place de la Bourse, à une heure du matin, lui avait plongé dans l’œil. Ce trépas lui alla comme un gant. Lockroy avait là un drôle d’indicateur.

Autre visiteur de Lockroy, l’énorme Barbe, parlementaire rouge et jovial qui travaillait dans les explosifs. Il explosa à la suite d’une imprudence sexuelle, commise après un bon déjeuner. Il s’efforçait de rassurer Naquet sur le sort de son cher Arton, mais lui-même, à mesure que l’instruction avançait, n’avait pas l’air confortable dans sa peau.

Certains étaient inquiétés qui n’étaient nullement coupables, qui n’avaient péché que par naïveté. Ce fut le cas du bon Georges Lefèvre, ami de Bourgeois et de Vacquerie, lequel se chargea de je ne sais plus quelle sotte commission compromettante, qui lui fut violemment reprochée. D’autant plus violemment que ce charmant poète, auteur de la meilleure traduction de Roméo et Juliette, jouée à l’Odéon, était innocent et inoffensif comme une bête à bon Dieu. Il n’empêche que je le vis pleurer de désespoir à l’idée qu’il avait encouru le soupçon de s’être mêlé au terrible « Panama ».

Un des plus gravement touchés fut mon ancien maître Burdeau et je pus m’en rendre compte dans une circonstance tragique. Il assistait à une répétition générale aux Français, le soir où sortit, dans les journaux, l’histoire du pourboire que lui avait consenti Arton, le fameux Arton de Naquet. Je le vois encore, assis sur le devant de sa première loge, distinguant avec stupeur les manchettes où son nom s’étalait en toutes lettres. Il devint pâle, puis en quelques instants se tacheta de jaune et de gris. Les gens chuchotaient en se le montrant. Il se leva et alla s’asseoir dans le petit couloir du fond, où des amis