Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/482

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de leurs journées. Il les fait dialoguer en quelque sorte au second degré, de telle façon que l’égoïsme intellectuel foncier de Willougby apparaîtra dans ses moindres répliques aux deux femmes successivement victimes de son personnalisme pneumatique. Les blancs, qui sont entre les lignes de ses romans les plus fameux et du dernier, le plus compliqué peut-être de tous, un Mariage ahurissant, sont aussi intéressants et significatifs que ce qui est imprimé et exprimé. Il excelle à typifier l’éphémère, à faire avouer dans un mot, dans un silence, à confesser un tic nerveux. Quand on est entré dans son style et dans sa vision des choses et des gens — c’est tout un — les autres écrivains et psychologues semblent grossiers et rudimentaires. Il a l’ellipse de Pascal et la cruauté de Saint-Simon. Cependant il peint des créatures vivantes, roses après la course dans le jardin et la déclaration sentimentale, bavardes après avoir bu d’un grand et vieux vin, amères d’une nostalgie rentrée, des êtres à la fois de sport et de ruse, de plein air et de bibliothèque et d’une inconsciente cruauté. Visionnaire des inclinaisons initiales, des petites pentes qui deviennent des penchants et des chutes, il dissocie les filets ténus du fatum, d’une pointe suraiguë. Il devient l’Eschyle de l’accessoire et le Molière de l’accidentel, un accidentel et un accessoire où étaient cachés soigneusement, aux yeux du vulgaire, l’essentiel avec le principal. Son éblouissant jugement décompose, comme le prisme, ce qui s’offre à lui, puis le recompose instantanément. Il ouvre et referme le mystère de ses personnages avec une souveraine élégance.

Meredith était beau, d’une beauté singulière, suraiguë, angoissante, creusée par la douleur et le rêve. De longs cheveux blancs bouclés, un front blanc, haut, large, dégagé, une barbe blanche en pointe, des yeux d’un azur froid, bordés d’une flamme vigilante, un nez droit, une voix grave et forte, des mains nerveuses, des jambes d’ataxique, lui composaient une figure et une allure de sorcier moderne, de Méphistophélès des Celtes. Il vivait seul, à la campagne, à Boxhill, près de Dorking, entre ses livres et sa méditation, accueillant, bienveillant, sarcastique et généreux comme un fils de roi. Un sang évidemment rarissime, formé d’ondes diverses, mais également riches, avait formé cette nature altière, cet aigle de la pensée concrète. Sur sa table, à portée de la main, les poèmes de Mistral : « Ils