Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/581

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mier. Teste oscillait entre le désir d’un grand rôle de martyr et la crainte. Sa perplexité, prolongée jusqu’à une heure du matin, aiguisée par Desmoulins et par moi, relevait de Rabelais et de Molière. Néanmoins, plus mort que vif, il resta, mais il fallait le voir, le 30 avril au soir, tout défait à côté de son tromblon, navré, le front en sueur et corrigeant les épreuves d’une main fébrile. Le surlendemain, paraissait un chant de victoire, — l’emblème du Gaulois est un coq — où la joie du péril conjuré prenait les accents de Panurge après la tempête.

Jean Rameau, poète pour personnes pâles, gros garçon brun, boiteux, aux cheveux bouclés, qui roulait les r comme des fauteuils, publiait en ce temps un feuilleton au Gaulois. Je ne me rappelle ni le titre ni le sujet, n’étant pas accoutumé de me régaler de cette prose plutôt vaseuse. Teste fit comparaître Rameau et lui dit à brûle-pourpoint : « J’ai trouvé les caractéristiques de votre talent et je vous engage à profiter de mon avis. Vous excellez à décrire l’éveil de l’amour dans un cœur de vierge. Consacrez-vous désormais à cette peinture. Vous y trouverez honneur et profit ».

Jean Rameau, plutôt étonné, objecta : « Je vous rrremerrrcie bien. Mais c’est que j’ai d’autrrrres sujets dans la tête… », puis, craignant de n’être pas bien compris : « qui me tourrrmentent dans la tête… — Peu importe, reprit Teste, il y a toujours un biais, par lequel vous pouvez introduire les premières émotions d’un cœur virginal.

— Du reste, — ajouta ce bourreau en redingote, — je suis décidé à rejeter dorénavant tout feuilleton de vous où ne serait pas traité, fût-ce accessoirement, ce sujet.

Jean Rameau partit, vacillant et tout rouge, comme un homme qui vient d’entendre son destin. Teste nous expliqua, le plus sérieusement du monde, que chaque auteur avait ici-bas sa fonction et sa spécialité et qu’il ne fallait pas mêler les sabots : « Quant à moi, — conclut-il modestement, — je suis fait pour répartir les besognes. C’eût été, sous un bon tyran, mon véritable emploi ».

Ce répartisseur de besognes redoutait la malice de Talmeyr, homme de haut talent et de caractère, son œil noir, ses reparties terribles et son rire. Chacun sait que Maurice Talmeyr est