Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/585

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La cérémonie du Bourgeois gentilhomme n’est rien à côté d’une soirée chez le directeur du Gaulois. Un mois à l’avance, le rédacteur dit « théâtral » court çà et là, comme un rat pesteux, pour raccoler des artistes, qui viendront chanter ou réciter des monologues au palais d’Arthur. Ils seront, bien entendu, payés en nature, par quelques lignes de publicité ou, dans les cas exceptionnels, par un « médaillon » de première page. Les invitations sont lancées conformément aux listes des « mondanités ». Le grand soir, deux rangs de fauteuils, plus rouges et mieux dorés que les autres, sont réservés, en avant, aux personnes titrées ou académiques, la roture étant reléguée sur des chaises, d’autant plus éloignées et malingres que l’assis et l’assise sont de moindre importance. Le fretin demeurera debout. Dès neuf heures et demie, Arthur fébrile arpente son logis, suivi de son caniche chocolat, consultant sa montre, gourmandant les serviteurs et sa petite collaboration, tendant l’oreille, grattant le bouton de son nez. Bientôt les comédiens, diseurs et cantatrices arrivent, accueillis fraîchement, car toute la question est de savoir si les personnes de qualité feront ou non leur apparition. En voici une, courte et musclée, pareille à un vieux garde-chasse dédaigneux. Arthur se précipite, se ploie, se courbe, décrivant des paraboles avec ses favoris, et guide le garde décolleté jusqu’à son trône, ou demi-trône, ou quart de trône. Puis c’est une petite limande, entourée de brillants, qui débarque, au bras d’un colosse brun à la mine égarée. Arthur s’élance, croyant reconnaître un prince danubien ou péruvo-moldave. Horreur, ce n’est qu’un placier en Champagne, accompagné de sa femme. En arrière, manant, en arrière !… Et Meyer chasse le couple du paradis, avec sa dextre flamboyante comme une épée. Mais cette fois Frédéric Masson lui-même, voûté, ronchonnant, toussant, avec une tête large, cabossée, pochée, de un mètre de haut et un plastron gondolé en accordéon, s’informe de sa place au gala. « Par ici, mon cher maître et ami, par ici… » glapit le directeur, perdu au milieu des petites chaises, puis d’une voix de buis, beaucoup plus basse : « Veuillez, je vous prie, monsieur Schmoll, conduire monsieur l’académicien à son rang ».

À ton rang, assieds-toi, Masson, entre l’ombre de Joséphine, que tu hais, et celle de Plonplon, que tu adores ! Mais songe