Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/633

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est le chiffre de vos revenus ?… Avez-vous une saveur amère dans la bouche, quand vous dites coloquinte ?… Quel était le prénom de votre bisaïeul ?… Préférez-vous la chartreuse ou la bénédictine ? » On m’assure que, des notions ainsi recueillies, Antoine Bibesco — le plus inquisitorial des incohatifs — constitue des sortes de tables baconniennes, d’où il extrait des lois de l’esprit. Qu’il prenne garde ! Je connais des personnes, dont je suis, qui auront encombré ses archives de mensonges et de blagues systématiques. Je l’avertis ici solennellement qu’il ne doit faire aucun fonds sur mes renseignements, et que ma fiche individuelle est à reviser.

Si Antoine Bibesco a passé la visite à Ugo Ojetti, journaliste et patriote italien, le résultat doit être le même. Car Ugo Ojetti a le sens de la fumisterie extraordinairement développé, et c’est un garçon de beaucoup d’esprit et de perspicacité. Zola cherchant, de son nez bifide, des documents humains et truffes romaines, eut l’idée de consulter Ojetti, qui lui composa, avec verve, une Ville Éternelle de la plus haute fantaisie. « Je lui ai surtout soigné la société, savez, parce qu’il la voulait criminelle et entachée de toutes sortes de vices. Alors je lui ai composé oune plat dé poisones, troucidaciones, figues vénéneuses, champignonnes et autres, que tout lector s’en léchera les doigts… » Quand on a connu Zola comme je l’ai connu, on se le représente enregistrant à mesure les mélodramatiques inventions du brave Ojetti et assurant son lorgnon d’un doigt fébrile. Son premier mot, en débarquant à Rome, fut : « Introduivez-moi dans le monde noir… » Le monde noir !… L’effarant primaire voyait déjà un jésuite masqué, servant à une princesse le poison des Borgia dans une coupe ciselée, cependant qu’un prince aux yeux de feu rit derrière une tapisserie de cent mille lires. Voyant à qui il avait affaire, Ojetti lui en fourra jusque-là, et quand on sait dans quelles conditions Rome fut écrite, cet assommant fatras devient aussitôt du plus haut comique, comme un manuel du gobe-bourdes en déplacement. Je soupçonne d’ailleurs que Primoli a dû parachever la mystification d’Ojetti et refiler à l’auteur de Pot-Bouille quelques tuyaux de premier choix. C’est ainsi, comme disait Mariéton, que le chantre lyrique des cabinets sans eau est monté au Capitole, son carnet de notes à la main.