Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/80

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Leibnitz, le Discours de la méthode et le Traité des passions. Mais sa prédilection, son recours, son refuge, c’était Emmanuel Kant. Il nous laissait entendre que celui-là était descendu plus profondément qu’aucun humain dans les abîmes de l’esprit, que c’était lui le grand « voyageur », le « Wanderer » divinisé par Richard Wagner. Il confiait à notre camarade Chavannes, aujourd’hui professeur au Collège de France, le soin d’analyser devant nous les Prolégomènes à toute Métaphysique future qui voudra se présenter comme science, ce concentré de la Raison pure, et les Fondements de la métaphysique des mœurs, ce liebig de la Raison pratique. Il ne s’écriait pas comme Chabrier, notre professeur de rhétorique, lisant Virgile : « Quel dommage ! Soumettre de semblables merveilles à ces jeunes idiots ! » Cependant il nous assurait que ce n’était pas trop de trois années d’études et de recueillement pour arriver au seuil du kantisme.

J’ai compris depuis qu’il était profondément, ardemment anticlérical et que le criticisme destructeur de Kant lui était cher surtout comme porte de l’incrédulité. Jamais il ne prononça devant nous, dans tout le courant de l’année, le nom de saint Thomas d’Aquin et, quand il nous parlait du divin, ce qui arrivait rarement, il ajoutait aussitôt, levant le doigt : « Je parle du sentiment du divin en soi, considéré comme noumène, et non du divin qu’on honore dans les Églises. » Cela nous paraissait très fort. Nous n’étions pas impies certes, je parle pour ceux d’entre nous qui avaient reçu une éducation catholique. Mais nous considérions le dogme comme une discipline peu compatible avec l’essor métaphysique. Notre maître ne nous affirmait-il pas, au besoin, en frappant sa chaire d’un poing solide, « que l’Impératif catégorique suffisait ».

Les leçons étaient semées d’allusions politiques et antireligieuses, à tel point que Gidel, en ayant eu vent, fit à ce sujet à Burdeau quelques remontrances qui furent mal prises. Aucun de nous du reste n’en était choqué : puisqu’Emmanuel Kant avait modifié sa promenade quotidienne, afin d’avoir plus tôt des nouvelles de la Révolution française, ceux qui médisaient de cette Révolution et de ses résultats étaient évidemment des esprits rétrogrades, complètement fermés aux idées nouvelles.