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Indiens Cuna (isthme de Panama), étudiés par le regretté Nordenskiöld, un remède ne procurera pas la guérison, si, en l’employant, on ne récite pas la formule qui s’y rapporte[1]. Rien ne les sollicite d’observer comment les effets du remède varient, selon que la dose a été plus ou moins forte, ou suivant l’âge et l’état du malade, etc., ni, à plus forte raison, d’en faire une étude expérimentale. À quoi servirait-elle ? Il faut, et il suffit, qu’au moment voulu la formule mythique soit récitée.

Les faits de ce genre sont innombrables. En pareilles circonstances, l’attitude de ces « primitifs » reste toujours à peu près la même : indifférence à des recherches qui ne les attirent pas, et dont ils n’attendent rien ; attention concentrée sur le monde des forces surnaturelles et des êtres mythiques, où résident les vraies causes, et qui leur inspire des sentiments quasi religieux de crainte, de soumission et de respect. S’ils forment sur de tels sujets des jugements de valeur, la « fluidité » du monde mythique doit leur paraître bien supérieure à la fixité relative du monde actuel, de même que les Dema, à qui nulle transformation n’est impossible, l’emportent sans comparaison sur les êtres d’aujourd’hui, dont les pouvoirs sont si peu nombreux et si limités.

Tant que des esprits sont orientés en ce sens, quel que soit le développement de leur civilisation, l’idée de progrès ne les effleure même pas. Leur idéal, et leur désir profond, demeurent indéfiniment de participer, de communier avec la « surnature », c’est-à-dire avec les êtres mythiques à qui seuls leur groupe doit son origine dans le passé, le maintien de son existence présente, et la garantie de son avenir.

(My. P., pages 40-44.)

Pierres sacrées.

Près d’un rocher ou d’une pierre quelconque, le primitif passera sans y faire attention. Mais pour peu que quelque chose en eux arrête son regard et frappe son imagination, que leur forme soit bizarre, leur position étrange, leur dimension anormale, aussitôt ils revêtent le caractère qui les fait

  1. Er. Nordenskiöld, La conception de l’âme chez les Indiens Cuna. Journal des Américanistes, N. S., XXIV, p. 16 (1932).