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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/74

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système considéré dans son ensemble est contradictoire. » Un peu plus loin, le Dr Fortune ajoute : « À vrai dire, le Dobuen, quand il explique la création, ne se préoccupe guère de la logique. Il ne remarque pas qu’une légende en contredit une autre. Jamais un Dobuen n’a essayé de faire un ensemble des diverses légendes qui contiennent l’explication des origines… Dans l’une d’elles, A est antérieur à B, bien que dans une autre B soit antérieur à A. »

Des contradictions du même genre apparaissent dans la mythologie des Eskimo. Ce qui est beaucoup plus rare, il se rencontre parmi eux des personnes capables d’en prendre conscience, quand on les leur fait remarquer. Il arrive même que l’une d’elles essaie de justifier cette attitude mentale qui nous choque. Rasmussen, qui a vécu quelque temps dans la tribu des Iglulik, et qui jouissait de leur confiance, rapporte une conversation qu’il a eue à ce sujet avec Orulo, femme du shaman Aua, son ami. « Nous autres Eskimo, lui dit-elle, nous ne nous occupons pas à résoudre toutes les énigmes. Nous répétons les histoires de jadis comme on nous les a racontées, avec les mêmes expressions dont nous avons le souvenir. Et, s’il semble y avoir un défaut de consistance dans l’ensemble de l’histoire, il y a encore bien d’autres événements incompréhensibles que notre pensée ne peut saisir… »

Et alors, après un moment de réflexion, elle ajouta ce qui suit, qui montre, d’une façon frappante, le peu de cas que les Eskimo font de la cohérence logique, dans leur mythologie. « Vous parlez du pétrel des tempêtes qui capture des phoques avant qu’il en existât. Mais, à supposer que nous arrivions à résoudre cette difficulté, il en resterait encore beaucoup d’autres que nous ne pouvons expliquer. Pouvez-vous me dire où la mère des caribous a pris ses culottes faites de peau de caribou, avant qu’elle eût mis des caribous au monde ? Vous voulez toujours que ces choses surnaturelles soient intelligibles. Mais nous, nous ne nous faisons pas de souci à ce sujet. Nous ne comprenons pas, et nous n’en sommes pas moins satisfaits. » Cette sorte de credo quia absurdum eskimo témoigne tout ensemble de la foi robuste qu’ils ont en leurs mythes, et du peu d’exigences logiques qui s’imposent à leur esprit en ce domaine.

(My. P., pages VII-XI.)