Page:Lévy-Bruhl - Revue philosophique de la France et de l’étranger, 103.djvu/41

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drai franchement : cette conciliation est impossible. Nous découvrons ici la contradiction fondamentale, je dirai même, voulue, intentionnelle, du système de Spinoza. Lorsqu’il s’agit de ses méthodes d’investigation, il nous assure qu’il ne se préoccupe nullement de l’homme vivant, de ses désirs, de ses craintes, de ses aspirations. Mais quand il essaye de nous faire voir sa vérité suprême, il oublie les mathématiques, il oublie la promesse solennelle qu’il avait donnée : non ridere, non lugere, neque detestari. Il lui faut savoir alors an aliquid daretur quo invento et acquisito continua ac summa in aeterno fruerer laetitia. Les mathématiques ne se préoccupent pas des joies humaines, quelles qu’elles soient, éternelles et sublimes ou fugitives et basses. Pour un mathématicien, ces paroles de Spinoza n’ont aucun sens : sed amor erga rem aeternam et in finitam sola laetilia pascit animam, ipsaque omnis tristitiae est expers, quod valde est desiderandum, totisque viribus quaerendum (De intell. emend.). Le mathématicien établit que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ou bien que le rapport de la circonférence au diamètre est une valeur constante ; son rôle se limite à cela. Et si Spinoza a découvert le moyen de s’élever dans une région où il n’y a plus ni peines, ni douleurs, mais où règne une béatitude éternelle, ce n’est certainement pas dans les mathématiques qu’il a trouvé normam veritatis. Et puis — ceci est essentiel — la philosophie qui nous octroie une joie parfaite et nous délivre de toutes peines, ne peut évidemment prétendre n’être que vera philosophia : elle est aussi optima philosophia dans le sens le plus strict du terme. Elle nous octroie summum bonum quod est valde desiderandum et totisque viribus quaerendum.

Mais c’est alors que se dresse devant nous une question difficile, on pourrait même dire fatale, et que la philosophie ne peut en aucun cas éviter. Quel rapport y a-t-il entre verum et optimum ? Verum doit-il se conformer docilement à optimum ou bien, au contraire, est-ce optimum qui est asservi à verum ? Et il y a là même une série de questions. Qu’est-ce que verum ? Qu’est-ce que optimum ? Qui a le pouvoir de déterminer le caractère du rapport entre le « vrai » et le « meilleur » ?

Spinoza déclare que les mathématiques doivent servir de modèle à la pensée philosophique, qu’elles nous donnent normam veritatis et que celui qui établit que la somme des angles d’un triangle est