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remarque ironique « οὐκ ἔστι γὰρ ἀναγκαῖον, ἄ τις λέγει, ταῦτα καῖ ὐπολαμζάνειν[1] » (Mét. 1005 b. 25). La seconde fois il répète presque la même chose : « οὐ συνεῖς ἑαυτοῦ τί ποτέ λέγει » (Mét. 1062 a. 34) ; Héraclite ne comprend pas lui-même ce qu’il dit. Mais cela lui paraît insuffisant et il oppose à Héraclite un argument, d’ailleurs inadmissible, car il est basé sur une pétition de principe, c’est-à-dire suppose qu’Héraclite admet en réalité le principe de contradiction. Il se trouve donc que dans les deux cas Aristote ne peut que répondre à Héraclite : ce qu’il dit n’est pas conforme à ce qu’il pense.

Voici un autre exemple, pris dans l’Éthique d’Aristote : il s’agit de ceux qui affirment que ce qu’on appelle les biens extérieurs ne sont nullement nécessaires à « εὐδαιμονία » et qu’on peut être heureux même dans le ventre du taureau d’airain de Phalaris. Aristote déclare : « ἤ ἐκόντες ἤ ἄκοντες οὐδέν λέγουσιν[2](Éth. Nic 1153, b, 21).

On sait que nombre de philosophes dans l’antiquité, avant et après Aristote, ne se contentaient pas d’affirmer qu’on pouvait être heureux jusque dans le ventre du taureau de Phalaris, mais établissaient sur cette affirmation leur éthique. Épicure lui-même, auquel il ne convenait pas, semble-t-il, de provoquer la raison humaine, ne recula pas devant ce paradoxe. Aristote aurait pu se contenter de répondre à Épicure ce qu’il avait répondu à Héraclite : « οὐδὲν λέγεις ». Mais peut-on se débarrasser ainsi d’Héraclite et d’Épicure ? Épicure, d’ailleurs, se montre non moins paradoxal dans un autre cas encore il « admettait » en effet que l’atome — il y a très longtemps, rien qu’une seule fois et à peine d’ailleurs — s’était écarté, dans son mouvement, de sa route naturelle. Si une telle supposition avait été soumise à Aristote, qu’aurait-il répondu ? Épicure ne dispose d’aucune « preuve » : personne ne fut témoin de cet instant où l’atome se permit de violer les lois générales du mouvement. Aristote aurait été donc obligé de recourir une fois de plus à son οὐδὲν λέγουσιν, c’est-à-dire de se fâcher et d’injurier son adversaire. Il fut, en effet, assez souvent forcé d’employer de tels arguments. Au sujet de Platon lui-même il écrivit (et plus d’une fois) κενολογεῖν ἐστὶ καὶ μεταφορὰς λέγειν ποιητικάς[3] (Mét. 991. a. 21 et autres). Ou bien,

  1. « Il n’est pas indispensable que l’homme pense effectivement ce qu’il exprime en paroles. »
  2. « Celui qui affirme cela prononce volontairement ou non une absurdité. »
  3. Discours vides et métaphores poétiques.