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tonomie de la pensée rationnelle ; dans la première intention, l’on démontrera (tel a été le point de vue des premiers historiens protestants de la philosophie[1]) que la dogmatique chrétienne qui se surajoute à l’évangile et à saint Paul pendant les cinq premiers siècles, notamment les spéculations sur la nature du Verbe et sur la Trinité, n’a été qu’une addition dangereuse de la spéculation grecque à la tradition primitive. Dans la seconde intention, on montre que les progrès effectifs de l’esprit humain au point de vue rationnel se rattachent sans suture aux sciences grecques, sans que le christianisme intervienne dans le progrès qui a conduit de la mathématique grecque au calcul infinitésimal ou de Ptolémée à Copernic sorte de développement autonome de la raison, que le christianisme a pu parfois entraver, mais qu’il n’a jamais aidé : tel est le point de vue des théoriciens du progrès, dans la seconde moitié du xviiie siècle.

D’après d’autres au contraire, le christianisme marquerait une révolution importante dans notre conception de l’univers. On présente d’ailleurs cette nouveauté du christianisme sous deux aspects assez divers, bien que peut-être complémentaires. En premier lieu, chez les philosophes qui ont une tendance à rechercher dans l’histoire une dialectique interne, on fait remarquer que la philosophie grecque donne essentiellement une représentation objective des choses, une image de l’univers qui est un objet pour l’esprit qui la contemple ; dans cet objet se trouve en quelque sorte absorbé le sujet, lorsque, science parfaite, il devient, comme le dit Aristote, identique à l’objet qu’il connaît ; dans le stoïcisme, le sujet n’a pas d’autre autonomie que l’adhésion entière à l’objet. Tout à l’inverse, le christianisme connaît des sujets vraiment autonomes, indépendants de l’univers, des sujets dont toute l’activité ne s’épuise pas à penser l’univers, mais qui ont une vie propre, vie de sentiment et d’amour intraduisible en termes de représentation objective. En somme en ignorant toutes les spéculations des Grecs sur le cosmos, le christianisme n’a fait que mieux affirmer l’originalité de sa collaboration à la pensée humaine, qui est la découverte de ce qui est irréductiblement sujet, le cœur, le sentiment, la conscience ; et c’est seulement dans une civilisation

  1. Cf. introduction du t. Ier, p. 16.