Page:L’Ère nouvelle, Série 4, n° 42, Juin-Juillet 1906.djvu/4

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Un Portrait


J’ai cloué sur le mur un portrait de Reclus,
Dans un cadre en carton, car je ne suis pas riche.
Je gard’ce portrait, non pas comme un fétiche,
Mais comme un souvenir de celui que n’est plus.

J’aime, si vous saviez, son regard tendre et clair :
Ce regard tout empreint d’une bonté profonde.
— Consolante bonté, baume ô merveilleuse onde
Qui passe, adoucissant le sort le plus amer —

Injuste qui tairait sa vaste connaissance…
Mais qu’il m’est doux penser que jamais l’indulgence
Ne déserta son cœur et qu’en toute saison

Plus on était meurtri, las, bas tombé, coupable,
Plus on trouvait son âme ouverte et secourable…
Oh ! comme ce regard raconte qu’il fut bon !

E. A


Qui juge le criminel E. A. A supposer même que certains êtres méritent d’être punis, qui les jugera ? L’antique pré- cepte réapparaîtra et se dres- sera toujours contre quiconque appréhendera son semblable : "que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. " Or, trouver un juge « sans péché » selon ce que le monde entend ordi- nairement par ces termes est chose impossible. Les juges peuvent prétendre être plus purs que le reste du monde, la société organisée comme elle est actuellement peut les aider à maintenir cette farce et cette imposture. La situation vue sous son aspect le meilleur se réduit à ceci:qu’un homme taré a à en juger un autre. Un homme rempli de faiblesses, d’infirmités morales, de manquements, se présente pour juger non seulement que son prochain est un criminel mais que lui-même est meilleur que son prochain. Et remarquez que le passé et le pré- présent ont conspiré pour en faire un être bon, pour le préserver des tentations, cela afin qu’il puisse mieux en condamner un autre, tandis que le monde tout entier s’est réuni pour placer la vic- time dans la situation où elle est. A dire vrai, à la lueur de la justice infinie, il n’est plus grand crime que celui de juger et de condamner son semblable et si jamais devait luire finalement un jour où ce qui est tortueux deviendrait droit, où la fin de toutes choses serait révélée et comprise, mille fois plus en sûreté se sentirait l’homme qui a subi la sentence que celui qui a osé la prononcer. Comment ce juge va-t-il établir la culpabilité ou l’innocence de son semblable ? Il ne peut connaître sa vie, il ne cherche pas à la connaître. Comprendre pleinement une existence, mais cela exigerait des difficultés infinies et des enquêtes telles qu’un juge ne peut les entreprendre. Le juge ne peut détermi- ner le caractère de sa victime; il cherche simple- ment, d’une façon imparfaite, piètre, boiteuse, à s’assurer s’il a commis un certain acte. Quant au reste, à son état d’esprit, à ses besoins, à son édu- tion autérieure, aux occasions et aux tentations qui se sont présentées sur sa route, au nombre de tentations surmontées avant qu’il s’en présente une, invincible celle-là, tout cela dépasse le pou- voir de connaissance du juge. C’est tout cela cepen- dant qui constitue l’individu et c’est leur examen qui montre si, en fin de compte, l’inculpé mérite le blâme ou le louange et dans quelle proportion. A la lumière de semblable analyse, combien d’individus pourraient être finalement considérés comme coupables ? Voyez quelles peines infinies, quelle science presque infinie aussi sont requises pour juger de l’état physique de quelqu’un. Une personne souffre de quelque mal au point qu’on appelle le docteur:le mal peut couver depuis long- temps et son siège se trouver dans quelque organe soustrait à la vue et à l’ouïe; le docteur guette patiemment tous les symptômes pour découvrir l’état physique réel de son malade et la cause de sa maladie, Il appelle à son aide les plus éminents praticiens et il peut arriver que ceux-ci ne puissent jamais parvenir à déterminer soit le siège du mal, soit sa cause. Douze jurés ignorants et un juge se réunissent et voici qu’insouciamment, légèrement, ils s’appliquent à décider de l’état d’une âme humaine — d’un caractère que nul n’a sondé ou ne pourra jamais sonder — d’une vie qu’ils ignorent et qu’ils ne se préoccupent même pas de connaître. Ils s’emparent de cette âme humaine, et à la clarté de leurs pauvres lumières, qui sont ténèbres les plus noires, voici qu’ils la jugent mauvaise, que par violence et par malveillance ils lui refusent le droit d’association avec ses frères en humanité, chacun desquels cependant est une part de ce grand Infini qui comprend tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais et en fait un Tout indivisible. Le juge ne peut et ne doit apprécier la conduite de ses victimes que selon ses idées particulières du bien et du mal. Les préjugés, les convictions, la partialité dus à son éducation, à son environne- ment, à son hérédité l’accompagnent sur son siège de magistrat, il mesure le condamné à l’étalon de l’homme idéal, or, cet homme idéal est ou bien lui-même ou un autre créé par ses conceptions faibles et faillibles du bien et du mal. Naturelle- ment il attache peu de valeur aux vices qui sont une partie de son individualité propre, ou à ces vertus qu’il ne possède pas ou qu’il admire de façon spéciale. Le juge ne voit nulle vertu, nulle gran- deur de caractère dans le malfaiteur qui préfère souffrir l’emprisonnement ou la mort plutôt que trahir ses complices. En justice c’est le traitre qui est récompensé, on condamne le caractère noble et vaillant. Le juge lit le code : « tu ne voleras pas ». Il lui est impossible de comprendre qu’un soi- disant voleur ne puisse faire autrement que voler une somme peu importante. Il lui est impossible de comprendre que lui-même, placé dans de certaines circonstances, aurait fait la même chose. Pareille conduite, pense-t-il, ne peut être que le fruit d’un cœur dépravé et méchant, d’un démon qui réside au-dedans de l’inculpé. Le voleur ordinaire con- temple le juge, vêtu de fins habits, vivant dans le luxe et l’aisance, sans rien d’autre chose à faire que de juger ses semblables. Il comprend vague- ment combien il est plus facile pour le juge de