Page:L’Artiste - journal de la littérature et des beaux-arts, 1861, T11.djvu/228

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développements qui ne soient nécessités par l’importance de la partie dans l’ensemble, enfin pas d’ornements superflus. Sans ces soins, point de clarté, point d’unité, point d’harmonie.

Une autre harmonie, sans jouer le rôle capital de celle des épisodes, est d’une grande importance néanmoins ; c’est l’accord de la couleur, de la lumière et du dessin avec la nature du sujet. Tel thème s’accommode bien d’un ton dominant rouge et sombre, tel autre d’un ton riant et blond, tel d’un dessin rude.

Vous le voyez, monsieur, faire un bon tableau n’est pas la moindre des choses, un tableau vraisemblable, simple, un, varié (la variété est une des conditions de l’unité), harmonieux en la forme. On y arrive toutefois, et notre siècle a produit plus d’une peinture réussie, plus d’une remplit à peu près toutes les conditions que j’ai dites. Aussi serait-il peu aisé de donner le prix, sans le secours d’un certain principe de critique.

Puisque entre toutes choses la beauté nous ravit, nous transporte, fait en un mot ce qui est le propre de l’art, si une œuvre est deux fois belle, belle dans la forme et belle dans l’image principale qu’elle réalise, dans l’idée, dans le fond, cette œuvre-là parvient à son but par deux voies directes, elle accomplit mieux que les autres sa destination, elle est meilleure. Les œuvres artistiques de toutes sortes, qui sont la réalisation sous une forme belle d’une idée belle, c’est-à-dire grande, méritent le premier rang ; ce sont des chefs-d’œuvre. Exemple : Œdype roi. Je prends celui-là parce qu’il montre bien que la beauté morale consiste dans la grandeur, comme la beauté physique dans l’harmonie. Œdipe est le type de la grande infortune ; or le malheur est laid, il éveille en nous le sentiment du laid. En quoi donc l’idée qui fait le fond d’Œdipe est-elle belle, si la beauté d’une idée n’est pas dans la grandeur ? ou bien ose-t-on dire que cette œuvre n’est belle qu’en la forme ? Il en faudrait dire autant du Laocoon, de Phèdre, de cent autres !

Le principe de classification des œuvres d’art que je pose là relève singulièrement, il me semble, un système que vous trouviez peut-être un peu matérialiste ; il restitue à l’idée la meilleure partie de l’importance que lui donnent les esthétiques les plus éthérés.

Il nous servira, avec les règles de la peinture que nous venons d’établir, ou pour mieux dire de classer, à déterminer quel est le premier de nos tableaux…

Comme il disait ces mots, la maîtresse de la maison était auprès de lui :

— Que dites-vous ? demanda-t-elle.

— Nous parlons… esthétique, madame, dit le président en se levant.

— Ah ! mon Dieu ! voilà un bien vilain mot. Qu’est-ce que cela ?

Et elle lui prit le bras pour aller au thé.

— C’est, madame, une science qui met à même d’apprécier votre beauté royale.

— Voilà une science bien galante. Donne-t-elle les moyens de rester toujours jolie ?

— Oui.

— C’est vrai ? Oh ! dites-les moi bien vite, mon cher président. Je vous jure de n’en faire part à pas une de mes amies.

— Pour cela, madame, je n’en doute nullement… Voici donc comment vous y prendre : commandez votre portrait à… Raphaël.

— Et moi qui vous écoute ! Raphaël n’en fait plus, monsieur.

— Au Titien.

— Je vous déteste !

— À leurs successeurs, alors.

— Ils n’en ont pas, mon excellent ami, vous le disiez l’autre jour.

— Hélas ! madame.

J’ai pensé, Monsieur le Directeur, que vous trouveriez quelque intérêt à ces considérations d’un homme impartial, et c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous les adresser.

FRANCIS AUBERT.


DIX PAGES DU JOURNAL D’UN FOU.



Infini ! infini !

Oh ! qui me donnera l’aile infatiguée du condor ? qui sellera la foudre sous mon jarret nerveux ? qui m’emportera dans le coup de vent des tempêtes ?

Je voudrais me plonger dans les incommensurabilités des firmaments, m’éblouir dans les irradiations des aurores, me rouler, éperdu, dans le vide immense.

Oh ! les mondes inconnus qui dorment au delà de l’horizon ; oh ! les Otahitis souriantes qui chantent au delà des lointains, enivrées dans la musique des lèvres, confondues. J’ai froid.

Mon cœur grelotte dans ma poitrine.

Ces murailles me regardent, elles viennent à moi, elles s’avancent, elles étendent leur manteau de pierre au-dessus de ma tête, elles vont m’étouffer, — ah !…

Pourquoi m’a-t-on enfermé ?

Oh ! les forêts ! avec la houle des grands vents qui tordent les feuillages, et le murmure inarticulé des cascades lointaines pâmées dans les fraisiers ! — On marche longtemps le long des sentiers rougis par les framboises, un merle pleure dans un chêne, le pivert frappe de son bec l’écorce blanche des bouleaux, et ce bruit retentit longuement au-dessus des causeries des arbres. Puis,