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Page:L’Artiste - journal de la littérature et des beaux-arts, 1861, T12.djvu/74

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genièvre, tafia, eau de seigle, de dattes, kirschwasser, eau de pommes, cognac, etc., partout c’est le poison des poisons. Les Allemands l’appellent schnaps, un mot hideux qui sent le cadavre galvanisé ; un mot horrible qui a des odeurs de bagne, des exhalaisons de putrides lupanars dans les ruelles boueuses des ports de mer ; il y a dans ce mot schnaps, tel que les Allemands le prononcent, l’accord parfait de toutes les dégradations du vice en ses plus turpides bassesses.

En Suisse, le buveur d’eau-de-vie l’appelle arsenic.

On devrait l’appeler aqua tofana, car l’horrible poison de la Sicilienne de Palerme, la Tofatina, en 1650, n’était peut-être que de l’eau-de-vie ; l’aqua tofana ne déterminait aucun symptôme violent, si ce n’est une soif ardente. « Il n’y avait point de vomissement, dit A. Marceau, point de douleur, point d’inflammation, point de fièvre ; la victime éprouvait un sentiment de malaise qu’elle ne pouvait définir : elle tombait plus ou moins vite dans un état de langueur qu’accompagnait une répugnance générale pour toute espèce de nourriture, et auquel succédait un dégoût prononcé de la vie. »

Un des effets les plus désastreux, sans parler du tremblement nerveux auquel sont sujets le matin ceux qui font usage de cette boisson, c’est la répugnance pour toute espèce de nourriture. Le buveur d’eau-de-vie mange peu : du pain, de la charcuterie ; un poison contient l’autre ; des fruits, du lard cru : « Bon pour l’estomac, » disent-ils ; j’en ai vu qui avalaient des morceaux de fer ; d’autres vivaient avec un œuf dur et leur litre d’eau-de-vie par jour. Enfin, l’eau-de-vie est l’astre mauvais qui luit sur notre monde ; c’est la négation, l’immobilisme. Écoutez !

Un père de famille avait bu toute la journée de l’eau-de-vie. Le soir arrivé, sa femme vint le chercher à la taverne, son enfant d’un an dans les bras. Le mari, au lieu d’obéir aux prières de sa femme, s’élança sur la pauvre créature et fouilla dans ses poches. La femme, son enfant dans les bras, se défendit. Le mari sentit deux sous dans le tablier de la mère de son enfant ; la mère fut assez habile pour se saisir de ces deux sous, et, par une de ces inspirations comme en ont les mères, elle mit les deux sous dans la main de l’enfant. L’homme voulut les prendre, l’enfant serrait les deux sous de sa petite main nerveuse. L’homme allait forcer la main de l’enfant.

La femme cria :

« Joseph ! c’est pour du lait pour l’enfant ! »

L’homme prit les deux sous, en faisant mal à l’enfant. L’enfant pleura. La mère s’en alla — en pleurant aussi. L’homme but tranquillement sa roquille, petite bouteille qui contient, en Suisse, le demi-quart d’un litre. Il lui fallait de l’eau-de-vie.

Autre.

Une mère mourait. C’était en Italie. Le fils rentre, ivre presque d’alcool. Il demande de l’argent pour aller boire encore.

On avait faim à la maison, et la mère se mourait.

Une vieille femme, qui était là, dit au buveur d’eau-de-vie :

« Votre mère se meurt.

— Je veux deux baïoques pour boire de l’eau-de-vie. »

Et apercevant au doigt de sa mère mourante l’anneau du mariage avec le père, mort depuis longtemps, anneau que la veuve voulait emporter au tombeau, le buveur d’eau-de-vie saisit le poignet de la mère agonisante et arracha l’anneau. Il alla boire de l’eau-de-vie.

Le lendemain, quand on enterra sa mère, il était ivre.

Et dire que dans un — Résumé de la science universelle — par deux professeurs de l’Université, que je nommerai quand on voudra, l’eau de mort est recommandée aux jeunes soldats et aux jeunes marins, avec approbation !

Ah ! les matelots ! j’ai peur d’écrire des vies de matelots morts-vivants d’eau-de-vie, et ces vies ! je les ai presque vécu, tellement dans ces longues journées sur mer, quand on va dans l’Inde, elles m’ont fait souffrir. Je voudrais faire frissonner le lecteur, car un jour que je parlais à un vieux médecin des terribles effets de l’eau-de-vie, en voyant des matelots boire cela comme de l’eau, on me répondit :

« Vous êtes un enfant ! »

Mais, hélas ! comprenne qui pourra la réponse du vieux docteur. L’eau-de-vie restera, car le mal restera.

ÉTIENNE EGGIS.



POÉSIE.


LE CAPITAINE MONEGLIA À SOLFERINO.



LÉGENDE CORSE.




Sic itur ad astra.

I.

La France a des soldats ; les enfants de la Corse
Brillent au premier rang, car sous leur rude écorce
Bat un cœur animé des instincts les plus purs.
Leur courage défend, mieux que les plus hauts murs,
De tout progrès humain la patrie immortelle.
Si jamais, dans Paris, l’audace criminelle
Des vieux partis tentait d’usurper le pouvoir,
Les Corses suffiraient pour leur ôter l’espoir.

II

Dans tous les régiments de sa brave milice
La France a des guerriers arrivant de la lice ;
Et parmi ces héros, prodigues de leur sang,
Les enfants de la Corse ont place au premier rang.
Il en est un surtout dont j’aime le mérite
Plus que celui d’aucun de ces soldats d’élite.
Eh bien ! ce preux qui tint notre drapeau si haut,
Est un modeste fils de Bonifacio.