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Page:L’Avenir, Feuilleton supplémentaire, 15 mai 1848.djvu/1

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Feuilleton Supplémentaire.

MONTRÉAL, LUNDI 15 MAI 1848.

Nous publions plus bas une communications de M. Papineau, qui a voulu se servir de la voie de notre journal, pour donner au public des explications qu’il croyait nécessaires.

Rien ne serait plus compromettant pour un honnête homme que d'être souvent et hautement louangé par des fripons. Rien ne tendrait à ruiner plus vite la réputation d'intégrité politique, de dévouement à la cause de la justice, de la liberté et des droits du peuple, que de mériter un mot de louange, que d'avoir un second compliment du Transcript, ou de toute autre section de la presse tory du Bas-Canada, telle qu'elle a été tout entière, depuis la première page du Mercury jusqu'à la dernière élucubration du Courier. C'est pour déjouer une tactique aussi perfide, c'est pour repousser un éloge aussi offensant, que celui que fait de moi la feuille calomniatrice, le Transcript, en publiant que j'ai dit à une députation de concitoyens irlandais, qu'attendu que l'objet de leur réunion ne regardait que des pays étrangers, et non le Canada, je n'y voulais prendre aucune part, que je rends compte de l'entrevue que j'ai eue avec eux.

L'on m'invitait à devenir le président d'une assemblée publique pour y demander le rappel de l'acte oppresseur de l'Union de l'Irlande, et pour donner expression à nos vives sympathies, pour l'héroïsme avec lequel le peuple français a détruit une monarchie corruptrice, a brûlé et fait un feu de joie d'un trône dont les cendres, promenées sur le monde par une brise propice, par le vent d'ouest de l'Amérique, par le vent de la liberté, ont commencé l'incendie de tant d'autres trônes; et pour la modération sublime avec laquelle il pardonne à ses tyrans abattus. Ces vérités, je les avait appelées saintes. Je m'en étais fait l'apôtre; je les avais prêchées. J'étais lié avec le public, comme par ma conscience à faire de constants efforts pour les faire prévaloir, et j'aurais pu faire une réponse aussi ignoble que celle que m'impute le Transcript ! C'est pour cela que je suis louangé! louange astucieuse; atroce mensonge, qui prouve l'imbécillité de celui qui a cru un pareil rapport, ou la corruption de coeur, la perfidie et l'esprit d'intrigue de celui ou de ceux qui l'ont inventé et accrédité.

Si j'étais capable d'un égoïsme aussi abject, d'un servilisme aussi ord, je serais digne de tomber dans ce que je regarde comme le plus bas degré de l'échelle sociale : digne de revenir, non par nécessité et pour gagner mon pain, ce à quoi un homme honnête mais infortuné peut être réduit, à devenir, dis-je, garçon-typographe-volontaire (ce que la politesse de la langue anglaise appellerait diable-par-choix, un volunteer devil) dans l'imprimerie du Transcript.

Son conte est d'infernale origine, puisque le Transcript assure que Belzébuth seul sait d'où venait la députation. C'est la dévotion de l'éditeur pour un tel patron qui sans doute l'a engagé à s'en faire le serviteur et l'écho, puisqu'il publie, comme vrai, le mensonge auquel il donne une telle origine. Il le croit vrai parce qu'il vient de là d'où lui viennent la plupart de ses inspirations et inventions, de ses découvertes et de ses dénonciations d'assemblées nocturnes, aussi réelles et criminelles que l'étaient celles du sabbat des sorciers. Les derniers qui ont été judiciairement brûlés en Europe l'ont été en Angleterre!

La version véridique de ce qu'était et de ce que désirait cette députation est qu'elle était animée de sentiments trop humains et trop généreux, pour pouvoir être soupçonnée de venir de la part de Downing Street. Elle ne venait donc pas de Belzébuth. Bien convaincu de cela, j'ai pu en sûreté de conscience l'écouter. Ses sentiments de haine contre toute les tyrannies aristocratiques, et d'amour pour toutes les libertés populaires, établissaient de suite des rapports de sympathie entre elle et moi. La conversation fut donc franche et libre, telle qu'elle pourrait être entre des affiliés de Conciliation Hall.

Quand près de deux siècles avant la naissance du christianisme, sur le théâtre de Rome païenne, l'un des plus élégants de ses poètes exhalait cette suave sentence : « Je suis homme, rien de ce qui peut aider au bonheur de l'homme ne m'est étranger », l'applaudissement unanime de cent mille spectateurs accueillit cette évangélique révélation. Il ne se trouva pas un seul homme dans une assemblée si nombreuse, à laquelle assistaient des envoyés de toutes les colonies romaines, des ambassadeurs de toutes les parties du globe où avait pénétré la civilisation grecque et latine, même de la nôtre, qui ne fût sensible à cet élan du coeur, à ce cri de la nature. Comment se fait-il donc que la presse tory canadienne toute entière croie que le devoir et la loyauté pour le gouvernement britannique exigent qu'elle n'exprime que mépris et animosité pour cette Irlande, dont l'oppression a fait un Golgotha trop étroit pour cacher dans ses entrailles les cadavres que lui donne la famine; en sorte qu'ils restent exposés à sa surface, pour trouver leur sépulture dans les entrailles des chiens et des oiseaux de proie! La pitié pour l'Irlande!

Ce serait une insulte pour le gouvernement britannique, si vigilant à punir ceux qui seraient durs et cruels pour les Irlandais, objets des prédilections des lords Russell et Brougham, Palmerston et Stanley et hoc omne genus; témoin la rigueur du châtiment qu'ils viennent d'infliger à Blake. Dans la nuit du 31 décembre dernier, ce mauvais riche, ce grand propriétaire, envoie détruire les pauvres demeures d'un grand nombre de familles irlandaises et les fait périr par la rigueur du froid. L'on a été demander à l'un des plus dignes des vice-rois qu'ait eus cette vallée des pleurs et des tortures s'il y avait quelque moyen de faire punir cet infâme meurtrier. Le vice-roi répond que non, que M. Blake est le maître de ces maisons et qu'il en peut faire ce qu'il voudra; mais que, désirant punir, autant que la législation et la sensibilité anglaises le peuvent permettre, ce crime de lèse-humanité au premier chef, il rayera de la liste des juges de paix ce monstre à visage d'homme, à coeur de tigre, avec les instincts de la hyène, savourant l'odeur des cadavres en décomposition autour de son repaire!

Comment expliquer le cri sauvage de la haine contre des hommes opprimés à ce degré; comment ne pas partager l'élan naturel de Rome entière, électrisée par la voix creuse de Térence? C'est qu'à cette époque le gouvernement romain était un conquérant civilisateur, et que le gouvernement anglais a été pour l'Irlande, pour les Indes, pour la Nouvelle-France, un conquérant exterminateur. Rome païenne n'avait consenti à donner la paix à Carthage qu'à la condition qu'elle adoucirait son culte sanguinaire et abolirait les sacrifices humains. Le gouvernement mercandier des Indes a longtemps fait assister ses hauts dignitaires chrétiens aux holocaustes des veuves, brûlées vives avec le corps mort de leur mari; ainsi qu'aux processions de Jagrenaut où, par centaines, des fanatiques sont écrasés chaque année sous les roues du char qui traîne une idole bien plus avide de sang humain que ne le fut celle qu'honora l'africaine férocité.

Il ne peut y avoir de sympathie exprimée dans la presse tory pour l'agonie de l'Irlande. Ses maîtres ne donnent point d'or pour de pareils paragraphes. Ils donnent des avertissements, de l'or, des places et des honneurs à ceux qui désertent, à ceux qui maudissent l'Irlande et le Canada.

Maudits soient l'Irlande et le Canada; bénis soient les actes d'Union de l'Irlande et du Canada, disent les hommes et les journaux qui sont dévorés de la faim et de la soif, d'avoir des avertissements, de l'or, des places et ce qu'ils appellent honneurs.

La Députation : Monsieur, il y a eu à Québec une belle assemblée, dans laquelle l'on a dénoncé la tyrannie de l'Angleterre, donné une larme aux souffrances de l'Irlande, une aspiration pour sa délivrance; et un cri d'allégresse pour la gloire pure et sans tache de la France républicaine. Ici où nous sommes deux fois plus nombreux que ne le sont nos compatriotes de Québec; ici, dans la capitale de deux grandes provinces, n'en devons-nous pas avoir une semblable? Nous voulons l'avoir et nous vous prions de la présider.

M. Papineau : Vous avez raison, mes amis, d'en vouloir organiser une semblable à celle de Québec. Pour cette fin, ma voix et mon coeur vous sont acquis. Vous n'avez pas raison de vouloir que je la préside. Il y a de la vie et de l'honneur