Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/23

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cru que c’était un poisson ; puis, en regardant de plus près, que le diable t’emporte ! j’ai trouvé des pattes. Ni poisson, ni serpent… en voilà une histoire… toi aussi, tu es comme ça. Quel est ton état ?

— Je suis fils de paysan, soupire le vagabond. Ma mère était une servante. De physique, c’est vrai, je ne ressemble pas au paysan parce que j’ai eu de la chance, ami. Ma maman vivait chez des gens bien. Elle eut toutes sortes de plaisirs et, moi, qui suis sa chair et son sang, j’ai vécu près d’elle chez ses maîtres. Ma maman m’avait cajolé et gâté ; elle voulait faire de moi un monsieur. Je dormais dans un lit, je mangeais chaque jour un vrai dîner, je portais les pantalons à la manière des nobles. Ma maman me nourrissait de ce qu’elle mangeait elle-même ; quand les maîtres lui faisaient des cadeaux, elle les dépensait en m’achetant des habits. Quelle douce vie ! J’ai mangé dans mon enfance une telle quantité de bonbons et de pain d’épice que, si on vendait tout cela, on pourrait acheter avec tout cela un bon cheval. Ma maman m’avait enseigné à lire et à écrire et à craindre le bon Dieu dès l’enfance. Elle m’a élevé de telle manière que maintenant je ne puis prononcer un juron. Je ne bois pas non plus d’eau-de-vie, mon homme ; je m’habille soigneusement et je sais me tenir en bonne société. Si ma maman est encore en vie, que Dieu la bénisse ; si elle est morte, que le Seigneur ait pitié de son âme.

Le vagabond se découvre, laissant apercevoir une tête dégarnie, lève les yeux en l’air et fait deux fois le signe de la croix.

— Que le bon Dieu lui envoie paix et miséricorde ! dit-il d’une voix traînante, ressemblant plus à celle d’une vieille femme qu’à celle d’un homme. Sans cette chère maman je serais un simple paysan sans aucun savoir-vivre ! maintenant, mon homme, ce que tu voudras, je t’expliquerai tout ; je comprends tout, et les écrits profanes et ceux de l’Église ; je connais le catéchisme et toutes sortes de prières. Je vis selon la loi… Je ne fais pas de mal aux hommes, je maintiens le corps en propreté et en chasteté, je jeûne pendant les carêmes, je mange toujours avec modération. Il y a des gens qui ne cherchent le plaisir que dans la boisson et des cris stupides, moi, si j’ai du loisir, je m’asseois dans un petit coin et je lis un bon petit livre. Je lis et je pleure, je pleure toujours.

— Pourquoi pleures-tu donc ?

— C’est très touchant ce qu’on m’écrit ! quelquefois on paye cinq kopecs pour un livre et on gémit énormément.

— Ton père est mort, demanda Ptakha.

— Je ne sais pas, mon homme ; pour être franc, je dois dire que je n’ai jamais connu mon père. Je crois, comme cela, que j’étais chez ma maman un enfant illégitime. Ma maman a vécu toute sa vie chez des nobles ; elle ne voulait pas se marier avec un paysan.