Page:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/200

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rait-il enlevé malgré toi une brebis ou une chèvre ? Crains-tu que quelqu'un ne t'égorge en usant de ruse ou de violence ? »

» Polyphème, du fond de son antre, leur répond en disant :

« Mes amis, Personne me tue[1], non par force, mais par ruse. »

» Les Cyclopes répliquent aussitôt :

« Puisque personne ne te fait violence dans ta solitude, que nous veux-tu ? Il est impossible d'échapper aux maux que nous envoie le grand Jupiter. Adresse-toi donc à ton père, le puissant Neptune. »

» À ces mots tous les Cyclopes s'éloignent. Moi je riais en songeant combien Polyphème avait été trompé par mon nom supposé et par mon excellente ruse. — Le Cyclope, souffrant d'atroces douleurs, pousse de longs gémissements ; il marche en cherchant la pierre qui ferme l'entrée de sa caverne, et bientôt il la trouve ; puis il la saisit, la déplace, et, s'asseyant devant l'ouverture de la grotte, il étend ses mains afin de prendre quiconque tenterait de s'échapper en se confondant avec les troupeaux : ce Cyclope me croyait donc bien insensé ! — Je cherche un moyen pour nous arracher à la mort, moi et mes compagnons. J'imagine mille ruses, mille stratagèmes ; car notre vie était en danger, et nous étions menacés par un grand malheur. Voici le projet qui me semble préférable. — Il y avait dans la grotte de gras béliers à l'épaisse toison, grands, beaux et couverts d'une laine noire. Je lie en secret trois de ces béliers avec les osiers flexibles sur lesquels dormait le monstre cruel ; le bélier du milieu cachait un homme, et de chaque côté se tenaient deux autres béliers pour protéger la fuite de mes compagnons : ainsi trois animaux sont destinés à porter un guerrier. Comme il restait encore le plus beau bélier du

  1. Homère dit : Οὖτίς με κτείνει (vers 408) (personne ou nul ne me tue). Il nous a été impossible de rendre cette tournure grecque en français ; car notre langue ne possède point, comme les langues latine, allemande et anglaise, l'avan­tage de pouvoir employer les mots nul et personne sans se servir de la négative ne. Ainsi nous devrions dire, pour être correct ; Personne NE me tue ; mais alors nous effacerions l'allusion du poète grec.