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Page:La Boétie - Œuvres complètes Bonnefon 1892.djvu/40

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tiquité. Son argumentation, toujours pressante et animée, est souvent bien incomplète. Il décrit plus volontiers les effets de la servitude qu’il n’en recherche les causes et n’en indique les remèdes. Comme on l’a judicieusement remarqué, c’est un cri éloquent contre la tyrannie ; il ne faut point chercher dans ces pages colorées une raison politique, une maturité de vues que son auteur ne pouvait pas y mettre. Prévost-Paradol[1] a fort bien noté que La Boétie soulève plus de questions qu’il n’en résout, et, en agitant avec une émotion si brûlante ce triste sujet de méditation pour les plus nobles intelligences, il nous instruit moins qu’il ne nous oblige à penser. Essayons pourtant de coordonner ses principes et de les rassembler en un corps de doctrine.

« Je ne puis comprendre, écrit quelque part Montesquieu, comment les princes croient si aisément qu’ils sont tout, et comment les peuples sont si prêts à croire qu’ils ne sont rien. » Telle est, au fond, la pensée même de La Boétie. Ce qui l’indigne surtout, c’est que le peuple oublie sa puissance, car il est fort, puisqu’il est le nombre, au bénéfice d’un homme qui est faible, puisqu’il est seul. Et quand cette puissance est une fois abandonnée, le peuple s’y accoutume aisément et s’enfonce plus avant dans la servitude, qui l’amollit au point de s’en faire aimer, si bien qu’on dirait, à le voir, « qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa servitude ». Puis le temps s’écoule, qui affermit les tyrannies, et les générations se succèdent, plus dociles au maître, parce qu’elles sont nées en esclavage. C’est là un extrême malheur, comme l’écrit La Boétie, d’être sujet d’un maître, d’autant qu’on ne peut jamais être assuré qu’il sera bon, puisqu’il est en sa puissance d’être mauvais quand il le voudra.

Quel moyen employer pour faire cesser une situation si désastreuse ? Devra-t-on chasser le tyran ignominieusement ? le bannir de la société, et dépouiller de tout celui dont le pouvoir est illégal ? ou bien quelque homme de courage ira-t-il jusqu’à tremper ses mains dans le sang de l’ennemi commun ? Et les jeunes filles

  1. Prévost-Paradol, Études sur les moralistes français, p. 59.