Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 2.djvu/299

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et la mort qu’elle nous rend nécessaire est encore adoucie par la religion.

34 (V)

Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piège le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer : il était inévitable de ne pas donner tout au travers, et de n’y être pas pris. Quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertus ! quelle force invincible et accablante des témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! Prenez l’histoire, ouvrez, remontez jusques au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance : y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? Par où échapper ? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par là que je veux périr : il m’est plus doux de nier Dieu que de l’accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière. Mais je l’ai approfondi, je ne puis être athée ; je suis donc ramené et entraîné dans ma religion ; c’en est fait.