Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/105

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et celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original : de même la pruderie est une imitation de la sagesse.

Il y a une fausse modestie qui est vanité, une fausse gloire qui est légèreté, une fausse grandeur qui est petitesse ; une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie.

Une femme prude paye de maintien et de parole ; une femme sage paye de conduite. Celle-là suit son humeur et sa complexion, celle-ci sa raison et son cœur. L’une est sérieuse et austère ; l’autre est dans les diverses rencontres précisément ce qu’il faut qu’elle soit. La première cache des faibles sous de plausibles dehors ; la seconde couvre un riche fonds sous un air libre et naturel. La pruderie contraint l’esprit, ne cache ni l’âge ni la laideur ; souvent elle les suppose : la sagesse au contraire pallie les défauts du corps, ennoblit l’esprit, ne rend la jeunesse que plus piquante et la beauté que plus périlleuse.

❡ Pourquoi s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, et d’en rendre compte ou dans leur conversation ou par leurs ouvrages ? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu’elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d’un domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l’esprit, ou par un tout autre goût que celui d’exercer leur mémoire ? Mais à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d’ailleurs par tant d’endroits, aient sur eux cet avantage de moins.

On regarde une femme savante comme on fait une belle arme : elle est ciselée artistement, d’une polissure admirable