Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/109

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constances ; elle paraît ordinairement avec une coiffure plate et négligée, en simple déshabillé, sans corps[1] et avec des mules ; elle est belle en cet équipage, et il ne lui manque que de la fraîcheur. On remarque néanmoins sur elle une riche attache, qu’elle dérobe avec soin aux yeux de son mari. Elle le flatte, elle le caresse ; elle invente tous les jours pour lui de nouveaux noms ; elle n’a pas d’autre lit que celui de ce cher époux, et elle ne veut pas découcher. Le matin, elle se partage entre sa toilette et quelques billets qu’il faut écrire. Un affranchi vient lui parler en secret ; c’est Parménon, qui est favori, qu’elle soutient contre l’antipathie du maître et la jalousie des domestiques. Qui à la vérité fait mieux connaître des intentions, et rapporte mieux une réponse que Parménon ? qui parle moins de ce qu’il faut taire ? qui sait ouvrir une porte secrète avec moins de bruit ? qui conduit plus adroitement par le petit escalier ? qui fait mieux sortir par où l’on est entré ?

❡ Je ne comprends pas comment un mari qui s’abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits, qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid et taciturne, peut espérer de défendre le cœur d’une jeune femme contre les entreprises de son galant, qui emploie la parure et la magnificence, la complaisance, les soins, l’empressement, les dons, la flatterie.

❡ Un mari n’a guère un rival qui ne soit de sa main, et comme un présent qu’il a autrefois fait à sa femme. Il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle tête ; il agrée ses soins ; il reçoit ses visites ; et après ce qui lui vient de son cru, rien ne lui paraît de meilleur goût que le gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il donne à souper, et il dit aux conviés : « Goûtez bien cela ; il est de Léandre, et il ne me coûte qu’un grand merci. »

❡ Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention : vit-il encore ? ne vit-il plus ? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu’à montrer l’exemple d’un silence timide et d’une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni conven-

  1. Sans corps, c’est-à-dire sans corset.