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De la société

tant inquiéter ? » N’est-ce pas dire : « Êtes-vous fou d’être malheureux ? »

Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est quelquefois, dans la société, nuisible à qui le donne et inutile à celui à qui il est donné : sur les mœurs, vous faites remarquer des défauts ou que l’on n’avoue pas, ou que l’on estime des vertus ; sur les ouvrages, vous rayez les endroits qui paraissent admirables à leur auteur, où il se complaît davantage, où il croit s’être surpassé lui-même. Vous perdez ainsi la confiance de vos amis, sans les avoir rendus ni meilleurs ni plus habiles.

L’on a vu il n’y a pas longtemps un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit : ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible ; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements : par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiments, tour et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait pour fournir à ces entretiens ni bon sens, ni jugement, ni mémoire, ni la moindre capacité ; il fallait de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l’imagination a trop de part.

Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli, mais voudriez-vous que je crusse que vous êtes baissé, que vous n’êtes plus poète ni bel esprit, que vous êtes présentement aussi mauvais juge de tout genre d’ouvrage que méchant auteur, que vous n’avez plus rien de naïf et de délicat dans la conversation ? Votre air libre et présomptueux me rassure et me persuade tout le contraire ; vous êtes donc aujourd’hui tout ce que vous fûtes jamais, et peut-être meilleur : car, si à votre âge vous êtes si vif et si impétueux, quel nom, Théobalde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et lorsque vous étiez la coqueluche ou l’entêtement de certaines femmes qui ne juraient que par vous et sur votre parole, qui disaient : « Cela est délicieux, qu’a-t-il dit ? »

L’on parle impétueusement dans les entretiens, souvent par vanité ou par humeur, rarement avec assez d’attention ; tout occupé du désir de répondre à ce qu’on n’écoute point,