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Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/15

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prêtre de Cérès, d’avoir mal parlé des dieux, craignant le destin de Socrate, voulut sortir d’Athènes et se retirer à Calcis, ville d’Eubée, il abandonna son école au Lesbien, luy confia ses écrits à condition de les tenir secrets ; et c’est par Théophraste que sont venus jusques à nous les ouvrages de ce grand homme.

Son nom devint si célèbre par toute la Grèce que, successeur d’Aristote, il put compter bien-tôt dans l’école qu’il luy avait laissée jusques à deux mille disciples. Il excita l’envie de Sophocle[1], fils d’Amphiclide, et qui pour lors étoit préteur : celuy-cy, en effet son ennemi, mais sous prétexte d’une exacte police et d’empêcher les assemblées, fit une loy qui défendoit, sur peine de la vie, à aucun philosophe d’enseigner dans les écoles. Ils obéïrent ; mais l’année suivante, Philon ayant succédé à Sophocle, qui était sorti de charge, le peuple d’Athènes abrogea cette loy odieuse que ce dernier avoit faite, le condamna à une amende de cinq talens, rétablit Théophraste et le reste des philosophes.

Plus heureux qu’Aristote, qui avait été contraint de céder à Eurimédon, il fut sur le point de voir un certain Agnonide puni comme impie par les Athéniens, seulement à cause qu’il avoit osé l’accuser d’impiété : tant étoit grande l’affection que ce peuple avoit pour luy, et qu’il méritoit par sa vertu.

En effet, on luy rend ce témoignage qu’il avoit une singulière prudence, qu’il étoit zélé pour le bien public, laborieux, officieux, affable, bienfaisant. Ainsi, au rapport de Plutarque, lorsque Érèse fut accablée de tyrans qui avoient usurpé la domination de leur pays, il se joignit à Phidias[2], son compatriote, contribua avec luy de ses biens pour armer les bannis, qui rentrèrent dans leur ville, en chassèrent les traîtres, et rendirent à toute l’île de Lesbos sa liberté.

Tant de rares qualitez ne luy acquirent pas seulement la bienveillance du peuple, mais encore l’estime et la familiarité des rois : il fut ami de Cassandre, qui avoit succédé à Aridée, frère d’Alexandre le Grand, au royaume de Macédoine ; et Ptolomée, fils de Lagus et premier roi d’Égypte, entretint toûjours un commerce étroit avec ce philosophe. Il mourut enfin, accablé d’années et de fatigues, et il cessa tout à la fois de travailler et de vivre. Toute la Grèce le pleura, et tout le peuple athénien assista à ses funérailles.

L’on raconte de lui que dans son extrême vieillesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se faisoit porter en litière par la ville, où il étoit vû du peuple, à qui il étoit si cher. L’on dit

  1. Un autre que le poète tragique
  2. Un autre que le fameux sculpteur