Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

doit l’ensevelir sous un meilleur ; mais s’il l’a tel qu’il ose le porter, il doit alors insinuer qu’il est de tous les noms le plus illustre, comme sa maison de toutes les maisons la plus ancienne : il doit tenir aux Princes Lorrains, aux Rohans, aux Chastillons, aux Montmorencis, et, s’il se peut, aux Princes Du Sang ; ne parler que de ducs, de cardinaux et de ministres ; faire entrer dans toutes les conversations ses aïeuls paternels et maternels, et y trouver place pour l’oriflamme et pour les croisades ; avoir des salles parées d’arbres généalogiques, d’écussons chargés de seize quartiers, et de tableaux de ses ancêtres et des alliés de ses ancêtres ; se piquer d’avoir un ancien château à tourelles, à créneaux et à mâchecoulis ; dire en toute rencontre : ma race, ma branche, mon nom et mes armes ; dire de celui-ci qu’il n’est pas homme de qualité ; de celle-là, qu’elle n’est pas demoiselle ; ou si on lui dit qu’Hyacinthe a eu le gros lot, demander s’il est gentilhomme. Quelques-uns riront de ces contre-temps, mais il les laissera rire ; d’autres en feront des contes, et il leur permettra de conter : il dira toujours qu’il marche après la maison régnante ; et à force de le dire, il sera cru.

2I (IV)

C’est une grande simplicité que d’apporter à la cour la moindre roture, et de n’y être pas gentilhomme.

22 (VI)

L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt ; c’est ce que l’on digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c’est ce qui fait que l’on pense, que l’on parle, que l’on se tait, que l’on agit ; c’est dans cet esprit qu’on aborde les uns et qu’on néglige les autres, que l’on monte et que l’on descend ; c’est sur cette règle que l’on mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence, son mépris. Quelques pas que quelques-uns fassent par vertu vers la modération et la sagesse, un premier mobile d’ambition les emmène avec les plus avares, les plus violents dans leurs désirs et les plus ambitieux : quel moyen de demeurer immobile où tout marche, où tout se remue, et de ne pas courir où les autres courent ? On croit même être responsable à soi-même de son élévation et de sa fortune : celui qui ne l’a point faite à la cour est censé ne l’avoir pas dû faire, on n’en appelle pas. Cependant s’en éloignera-t-on avant d’en avoir tiré le moindre fruit, ou persistera-t-on à y demeurer sans grâces et sans récompenses ? question