Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/179

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

est en faveur. Celui-ci est embrassé et caressé, même des grands ; mais il est riche. Celui-là est regardé de tous avec curiosité, on le montre du doigt ; mais il est savant et éloquent. J’en découvre un que personne n’oublie de saluer ; mais il est méchant. Je veux un homme qui soit bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché.

32 (V)

Vient-on de placer quelqu’un dans un nouveau poste, c’est un débordement de louanges en sa faveur, qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l’escalier, les salles, la galerie, tout l’appartement : on en a au-dessus des yeux, on n’y tient pas. Il n’y a pas deux voix différentes sur ce personnage ; l’envie, la jalousie parlent comme l’adulation ; tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d’un homme ce qu’ils en pensent ou ce qu’ils n’en pensent pas, comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point. L’homme d’esprit, de mérite ou de valeur devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l’on fait de lui, qu’il paraît difforme près de ses portraits ; il lui est impossible d’arriver jamais jusqu’où la bassesse et la complaisance viennent de le porter : il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l’avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis ; en est-il entièrement déchu, les machines qui l’avaient guindé si haut par l’applaudissement et les éloges sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris : je veux dire qu’il n’y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s’étaient comme dévoués à la fureur d’en dire du bien.

33 (VII)

Je crois pouvoir dire d’un poste éminent et délicat qu’on y monte plus aisément qu’on ne s’y conserve.

34 (VII)

L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter.

35 (VIII)

Il y a dans les cours deux manières de ce que l’on appelle congédier son monde ou se défaire des gens : se fâcher contre eux, ou faire si bien qu’ils se fâchent contre vous et s’en dégoûtent.

36 (IV)

L’on dit à la cour du bien de quelqu’un pour deux raisons : la première, afin qu’il apprenne que nous disons du bien de lui ; la seconde, afin qu’il en dise de nous.

37 (I)