Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/182

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grâce était d’obtenir d’eux d’être dispensés de rien recevoir.

46 (IV)

L’on remarque dans les cours des hommes avides qui se revêtent de toutes les conditions pour en avoir les avantages : gouvernement, charge, bénéfice, tout leur convient ; ils se sont si bien ajustés, que par leur état ils deviennent capables de toutes les grâces ; ils sont amphibies, ils vivent de l’Eglise et de l’épée, et auront le secret d’y joindre la robe. Si vous demandez : « Que font ces gens à la cour ? » ils reçoivent, et envient tous ceux à qui l’on donne.

47 (VIII)

Mille gens à la cour y traînent leur vie à embrasser, serrer et congratuler ceux qui reçoivent, jusqu’à ce qu’ils y meurent sans rien avoir.

48 (VI)

Ménophile emprunte ses mœurs d’une profession, et d’une autre son habit ; il masque toute l’année, quoique à visage découvert ; il paraît à la cour, à la ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous le même déguisement. On le reconnaît et on sait quel il est à son visage.

49 (VI)

Il y a pour arriver aux dignités ce qu’on appelle ou la grande voie ou le chemin battu ; il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court.

50 (V)

L’on court les malheureux pour les envisager ; l’on se range en haie, ou l’on se place aux fenêtres, pour observer les traits et la contenance d’un homme qui est condamné, et qui sait qu’il va mourir : vaine, maligne, inhumaine curiosité ; si les hommes étaient sages, la place publique serait abandonnée, et il serait établi qu’il y aurait de l’ignominie seulement à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble : voyez un heureux, contemplez-le dans le jour même où il a été nommé à un nouveau poste, et qu’il en reçoit les compliments ; lisez dans ses yeux, et au travers d’un calme étudié et d’une feinte modestie, combien il est content et pénétré de soi-même ; voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses désirs répand dans son cœur et sur son visage, comme il ne songe plus qu’à vivre et à avoir de la santé, comme ensuite sa joie lui échappe et ne peut plus se dissimuler, comme il plie